24 février 2002 – Chapitre à la Communauté de
Scourmont
Attitudes pouvant nuire à l’harmonie au sein de
la communauté (RB
69 et 70)
Les deux prochains chapitres de la Règle de saint
Benoît ont des titres plutôt choquants pour nos oreilles modernes : « Que
nul au monastère n’ose prendre la défense d’autrui » (69) et « Que
nul ne se permette de frapper qui que ce soit » (70). Ces textes auraient de quoi nous scandaliser
s’ils ne se trouvaient au beau milieu d’une série de chapitres (63-72) à laquelle
le père Adalbert de Vogüé a justement donné le titre de « De l’ordre
à la charité ». Contrairement
à la partie principale de la Règle où Benoît reprend et modifie un document
antérieur, cette partie de la Règle est propre à Benoît. On y trouve de façon
plus fréquente que partout ailleurs les substantifs et les verbes exprimant
l’amour fraternel : amor, amare, caritas, diligere, dilectio, etc.
Cette section commence par le chapitre sur le rang en communauté – rang qui
doit correspondre à la date d’entrée et non à l’âge -- et se terminera par
les deux beaux chapitres sur l’obéissance mutuelle et sur le bon zèle.
Il faut donc voir en ces deux chapitres-ci la mise en garde contre
deux déviations possibles de la charité et de l’amitié, et nullement un rejet
de celles-ci.
Tout au long de sa Règle Benoît montre
que la communauté doit se construire sur des liens de communion, de charité
et d’affection entre les frères et entre ceux-ci et l’abbé. Mais il prévoit aussi le cas où quelqu’un peut
manquer de fidélité aux engagements qu’il a librement assumés et ainsi nuire
à la qualité de la vie communautaire. Il prévoit aussi que, lorsque les exhortations
ne suffisent pas, l’imposition de sanctions peut être nécessaire en de telles
situations. C’est alors qu’il peut
arriver qu’un frère, par affection mal éclairée envers la personne qui est
objet de la sanction, entreprenne de le « défendre ». Le ton très ferme qu’utilise Benoît ici
(Un moine ne se le permettra en aucune façon, car ce peut-être une occasion
de troubles graves) semble indiquer qu’il a eu à ce sujet des expériences
douloureuses, et c’est pourquoi il rajoute ce petit chapitre à la fin de sa
Règle.
Une amitié spirituelle liant plus profondément
certaines personnes au sein d’une communauté où tous les frères sont liés
par ailleurs par les mêmes liens de charité est possible et légitime.
Or, si une amitié est mûre et adulte, chacune des personnes concernées
demeure tout à fait autonome et sait regarder objectivement les situations
où se trouve l’autre personne. Si mon ami a besoin d’une correction, je serai
affligé de ce qu’il se trouve dans cette situation, mais je me réjouirai en
même temps de ce que cette occasion de croissance humaine et spirituelle lui
soit donnée. Et vice versa. C’est lorsqu’une amitié n’est pas vraiment
adulte, qu’elle conduit à une sorte de fusion affective plutôt qu’à un lien
entre deux personnes autonomes. Il
n’y a plus alors de distance critique et tout ce qui arrive de pénible à l’ami
est perçu comme une attaque personnelle.
C’est alors qu’une personne, se sentant menacée par ce qui arrive à
l’autre peut entreprendre de le « défendre » contre une intervention
de la communauté ou de l’abbé ayant pour but son bien. Et si ces liens affectifs manquant de la maturité suffisante et
à caractère fusionnel unissent entre eux un groupe de frères, des « cliques »
ou des groupes de pression peuvent se former au sein d’une communauté, au
détriment de la vie communautaire. Benoît semble avoir connu de telles situations
et il met en garde contre cette déviation de l’amitié dans ce chapitre 69.
Par ailleurs la même relation de type
« fusionnel » peut exister à l’égard de la communauté et conduire
facilement à des attitudes agressives à l’égard des personnes qui forment
la communauté. Une communauté adulte
est constituée de personnes adultes et autonomes, entre lesquelles se sont
établies des liens profonds de communion.
Lorsqu’une personne n’a pas atteint la maturité et l’autonomie suffisante
(ou les a perdues), elle tend à se fondre dans la communauté. Là aussi manque la distance critique, et tout
ce qui touche la communauté l’affecte directement. Elle s’identifie avec l’image qu’elle se fait
de la communauté et se sent menacée chaque fois que l’ensemble de comportements
(coutumes et règlements) avec lesquels elle a identifié la communauté sont
remis en question ou ne sont pas observés. Devant ce qu’elle perçoit comme un manque de
fidélité à la communauté ou comme transgression des us et coutumes, une telle
personne réagit fortement, car elle se sent menacée dans sa personne – son
identité personnelle s’étant « fondue » dans celle de la communauté.
Et comme elle s’identifie avec la communauté elle se considère autorisée,
même sans aucun mandat à corriger les autres et même à sévir contre eux. C’est la deuxième déviation de la charité, dont Benoît traite dans
ce chapitre 70 au titre plutôt choquant : « Que nul ne se permettre
de frapper qui que ce soit ». Benoît
pensait sans doute à des coups physique – ce qui s’explique dans le contexte
culturel de son temps ; mais
il y a plusieurs façons autres que physiques de « frapper » quelqu’un.
Comme en beaucoup d’autres occasions
Benoît termine ce chapitre par une brève citation scripturaire qui donne un
éclairage évangélique à tout ce qui vient d’être dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne
veux pas qu’on te fasse à toi-même ».