Chapitre
à la communauté de Scourmont
17
février 2002
Dialogue et Obéissance (RB
68)
(Après avoir été occupés durant quelques
dimanches par d’autres questions communautaires, nous reprenons notre commentaire
de la Règle de saint Benoît).
Les manuscrits de la Règle, s’inspirant
de la première phrase de ce chapitre lui ont donné comme titre : « Si
un frère se voit enjoindre quelque chose d’impossible ».
Un titre correspondant peut-être mieux au contenu de ce chapitre serait :
« Dialogue et Obéissance ».
Ici, comme en beaucoup d’autres endroits de la
Règle nous voyons la différence essentielle entre l’obéissance de type ascétique
et pédagogique qui lie le disciple au maître dans les milieux anachorétiques
ou semi-anachorétiques et l’obéissance cénobitique, qui est une recherche
en commun de la volonté de Dieu, le rôle de l’abbé étant d’animer et de guider
cette recherche, et non pas de donner des ordres « pour faire pratiquer
l’obéissance ».
Il faut remarquer évidemment aussi, non pas la
contradiction (car il n’y en a pas) mais la différence d’accentuation entre
les exigences assez radicales de l’obéissance décrites par Benoît au chapitre
5 de sa Règle, et ce qu’il écrit en ce chapitre 68, fruit d’une longue expérience
et de beaucoup de sagesse. Au chapitre
5, Benoît exprimait les exigences absolues de l’obéissance et des principes
qui doivent guider le moine dans sa vie communautaire. Il disait des moines vraiment obéissants : « De tels
moines, délaissant sur le champ leurs propres affaires et renonçant à leur
volonté propre, se libèrent immédiatement, et laissant inachevé ce qu’ils
faisaient, ils exécutent effectivement l’ordre donné avec la promptitude de
l’obéissance ». Ici Benoît se
met du côté de celui qui doit obéir et de ce qu’il éprouve si on lui donne
un ordre qu’il se sent incapable d’exécuter.
Pour comprendre ce chapitre il faut
bien comprendre que pour Benoît, l’essentiel de l’obéissance, pour tous, y
compris l’abbé, est de se conformer à la volonté de Dieu. Toutes les médiations et toutes les structures
d’autorité et d’obéissance au sein de la communauté monastique n’ont d’autre
but que de rechercher et de découvrir ensemble ce qui est conforme aux plans
de Dieu dans telle et telle circonstance. Benoît prévoit qu’il peut arriver que l’abbé, qui a pour tâche d’animer
la recherche communautaire, puisse demander à un frère d’accomplir au sein
de la communauté une tâche que le frère ne se sent pas capable d’accomplir.
Que faire alors ? Entrer en dialogue, c’est-à-dire confronter
les deux perceptions de la volonté divine pour arriver si possible à la même
vision et la même conviction. Cela
suppose de part et d’autre une attitude d’écoute – d’écoute de Dieu d’abord,
d’écoute mutuelle ensuite. Benoît
décrit en ce chapitre ce que doit être dans une telle situation l’attitude
du moine.
Premièrement : recevoir l’ordre
en toute simplicité : « Si l’on enjoint à un frère des choses
pénibles ou impossibles, il recevra l’ordre de celui qui commande en toute
douceur et obéissance » (RB 68,1).
Si l’ordre reçu a provoqué découragement ou colère ou irritation ou
amertume, il faut d’abord s’efforcer de revenir à des sentiments de douceur
et d’obéissance. Alors peut commencer
le dialogue :
« S’il voit que le poids du
fardeau excède absolument la mesure de ses forces, il représentera à son supérieur
patiemment et opportunément, les raisons de son impuissance, sans orgueil,
ni résistance, ni contradiction »
Ce que Benoît énumère ici, ce sont
les conditions qui doivent être remplies de part et d’autre pour qu’un dialogue
soit possible et fructueux. Il ne
s’agit pas de faire la grève, de protester contre l’injustice, d’entrer dans
des discussions âpres dans le but de vaincre.
Il ne s’agit pas non plus simplement de dire « Je ne puis pas
faire cela » ou « Je ne veux pas ».
Il s’agit d’expliquer les raisons de ce qu’on perçoit comme
impuissance. Ce qui implique que le
supérieur explique aussi les raisons pour lesquelles il pense que le
moine peut et doit faire telle chose. Il
doit s’agir d’un échange raisonnable. Comme le supérieur a lui aussi ses limites
et peut se sentir lui aussi sous un poids qu’il trouve trop lourd, la représentation
doit se faire, dit Benoît, avec patience (ce qui implique qu’il n’est pas
impossible que l’attitude de l’abbé exige de la patience du côté du moine
qui vient lui faire cette représentation). Elle doit se faire aussi « en temps opportun ». Cela est vrai de tout dialogue entre n’importe
quelles personnes. Lorsqu’on a quelque
chose d’important à dire à quelqu’un, surtout si cela implique une critique
ou une objection, il ne faut pas le faire à la course, lorsque l’autre est
fatigué, peut-être débordé, le prenant au vol dans un passage, au moment où
il est en route pour aller rencontrer quelqu’un qui l’attend. Donc, avec patience et en temps opportun.
Tout ceci implique que le supérieur
écoute avec un esprit et un coeur ouvert et intègre ce qui lui est dit comme
un élément complémentaire dans sa recherche de la volonté de Dieu sur la communauté
et sur le moine en question. Si, ayant
tout pris en considération, il maintient son ordre (à tort ou à raison), Benoît
invite le moine à obéir « par amour, confiant dans le secours de Dieu. »
Une telle obéissance peut amener quelqu’un à des résultats inespérés. Elle peut l’amener à transcender dans la foi
les limites de ses forces, et découvrir en lui-même des capacités qu’il ignorait
ou dont il doutait.
Dans ce petit chapitre Benoît, s’inspirant
d’Augustin, se séparant de Cassien et allant bien au-delà de Basile, montre
une fois de plus une grande humanité en même temps qu’une grande sagesse.
Surtout il situe l’obéissance monastique au niveau d’une recherche
commune de la volonté de Dieu, qui doit se faire dans le dialogue.
Si les points de vue demeurent différents, l’un a la responsabilité
de décider et l’autre celle d’obéir, mais la situation normale est d’arriver
à la même vision de ce que Dieu veut, non seulement en adoptant de part et
d’autre une attitude de foi, mais en respectant aussi les lois de la psychologie
humaine.
Ce genre d’obéissance dialogale n’a
pas de valeur seulement dans les monastères.
Il pourrait inspirer les relations humaines dans beaucoup de situations
sociales ou communautaires. Il devrait
aussi inspirer certaines communautés nouvelles où, en réponse à une recherche
de sécurité psychologique d’un secteur important de la jeunesse, on pratique
facilement une autorité assez absolue ressemblant plutôt à celle des déserts
anachorétique d’Égypte et qui ne convient pas à une « communauté ».
Armand VEILLEUX