Chapitre à la communauté de Scourmont

13 janvier 2002

 

Des frères envoyés en voyage (RB 67)

 

            Parmi les quelques chapitres ajoutés par saint Benoît à sa première rédaction de la Règle, se trouve le chapitre 67 intitulé “Des frères envoyés en voyage” (De fratribus in viam directis).  Il s’agit d’un chapitre assez bref, et un bref commentaire suffira (d’autant plus que nous commençons aujourd’hui notre retraite annuelle).

 

            Dans ce chapitre, Benoît demande simplement que les moines qui sont envoyés en voyage se recommandent à la prière de l’abbé et de tous les frères avant de partir, et qu’ils demandent de nouveau qu’on prie pour eux après leur retour.  Il demande aussi aux frères de ne pas raconter à leur retour ce qu’ils auront vu ou entendu au cours du voyage.

 

            Pour bien comprendre ces recommandations, il faut les resituer non seulement dans le contexte historique, mais aussi dans le contexte même de la Règle.  Il serait erroné d’y voir une vision négative ou manichéenne du monde.  Il ne s’agit pas pour Benoît de protéger le moine contre le monde mais contre ses propres “pensées” (au sens anciens de logismoi).

 

            La première caractéristique que Benoît donne d’un cénobite, c’est qu’il vit dans un monastère (in monasterio), c’est-à-dire dans une communauté, mais une communauté établie dans un lieu bien particulier. Ensuite à la fin du chapitre sur les “instruments des bonnes oeuvres”,  il explique que l’endroit où se livre le “combat spirituel”, c’est le monastère. 

 

            Le moine est donc quelqu’un qui a choisi de vivre avec d’autres frères dans un lieu déterminé, selon une règle commune et un régime assez structuré, afin d’arriver à un but bien précis, qui est de mener une existence de prière aussi continuelle que possible ou de relation à Dieu aussi permanente que possible.  Pour le moine qui a gardé vivant cet idéal, quelles que soient les responsabilités qu’il a ou n’a pas, toute sortie du monastère sera vécue non pas comme une distraction agréable et bienvenue, mais comme un service communautaire qu’il s’efforcera de vivre de telle sorte qu’il le distraie le moins possible de son orientation fondamentale.  Il ne s’agit pas de se protéger contre un « monde mauvais » mais de se protéger contre une dispersion de l’attention qui le priverait de la “simplicité”, c’est-à-dire de l’unicité de son orientation humaine et spirituelle.

 

            De nos jours les occasions où il est nécessaire aux moines de sortir sont certainement plus nombreuses que du temps de Benoît.  Si isolé soit-it, le monastère vit toujours en étroite relation avec l’Église et la société civile environnante.  Il y a tout d’abord toute les obligations de sortir pour les exigences de l’administration aussi bien matérielle que spirituelle.  Il y a ensuite les contacts avec les autres organismes ecclésiastiques et civils.  Puis il y a éventuellement des motifs de santé, d’étude, de devoirs envers la famille.  C’est pourquoi on ne fait plus dans la plupart des monastères cette demande solennelle de prière avant chaque absence;  mais la mention des « frères absents » à la fin de chaque Office nous rappelle de garder présents dans notre prière tous les frères qui se trouvent présentement à l’extérieur.

            Comme le dit Jésus dans l’Évangile, c’est du coeur de l’être humain que sortent toutes les choses bonnes ou mauvaises.  Le moine est soucieux de garder la pureté de son coeur, c’est-à-dire de garder son coeur non divisé mais totalement orienté vers son but. Il ne faut pas voir dans ce chapitre une mise en garde “contre les dangers du monde”, mais plutôt une mise en garde contre le danger d’oublier cette orientation en quittant un contexte de vie qui a tout été conçu pour la garder vive.

 

            Pour la personne du monde, son milieu professionnel, familial et social est le lieu de sa recherche et de sa rencontre de Dieu.  Pour le moine, le lieu de sa rencontre de Dieu est normalement le monastère.  Chaque fois qu’il sera appelé à en sortir, il devra être attentif à conserver son orientation fondamentale sans se laisser distraire dans des directions multiples.  Un moine peut être appelé, soit pour le service de sa communauté, soit pour rendre des services à l’extérieur au nom de sa communauté, à exercer diverses activités soit au sein du monastère soit à l’extérieur.  Tout cela peut être vécu dans une réelle unité intérieure.  Par ailleurs toute recherche de “distractions” comme telles serait un renoncement à ce qui fait l’essentiel de sa vie.

 

Armand VEILLEUX