6 janvier 2002 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

 

Des portiers du monastère (RB 66)

 

            Reprenant en ce début d’année civile notre commentaire de la Règle de saint Benoît, nous en sommes au chapitre 66, qui fait partie d’un dernier groupe de sept chapitres (66-72) parlant des relations de la communauté avec l’extérieur et des communications fraternelles entre les moines.  Ce chapitre 66, tout en étant ajouté à ce qui constituait la Règle primitive, était à une certaine époque le dernier chapitre, puisqu’il se termine par la phrase : “Nous voulons que cette règle soit lue fréquemment en communauté pour qu’aucun frère ne prétexte son ignorance.” Cette remarque se réfère évidemment à toute la Règle et non seulement à ce chapitre 66.

 

            En réalité ce chapitre comprend deux parties bien distinctes, quoique reliées entre elles : la première concerne directement le portier et sa façon d’accueillir les personnes qui se présentent au monastère, alors que la deuxième traite d’une façon plus générale de la façon dont le monastère, dans son organisation matérielle elle-même, se situe face à la société civile.

 

            Nous avons déjà vu plusieurs fois comment la vie monastique, qui se veut toute structurée autour de la recherche contemplative de Dieu, implique une part importante de solitude.  En même temps, notre étude de la Règle nous a permis de voir souvent que, pour saint Benoît, la solitude n’est pas absence totale de relation, mais à la fois choix judicieux des contacts et qualité de la communication.  Dans le chapitre 53, nous avons vu toute l’importance de la réception des hôtes et du rituel que Benoît présente, correspondant évidemment à un contexte culturel différent du nôtre.

 

            La porterie du monastère est le point de contact entre l’abbaye et le monde extérieur.  Pour tous ceux qui viennent au monastère, c’est le premier contact, et pour plusieurs, ce sera peut-être le seul, s’ils ne sont que des visiteurs de passage.  Il est donc important qu’ils y perçoivent une juste vision de ce qui se vit à l’intérieur. Et c’est pourquoi Benoît demande que le portier soit un homme d’âge mûr et sage senes sapiens, qui sache recevoir et fournir un renseignement. 

 

Benoît demande que la cellule du portier soit près de la porte, afin qu’il y ait toujours quelqu’un pour répondre au visiteur habituel.  Compte tenu de la facilité des moyens de communications actuels, qui fait qu’un très grand nombre de personnes arrivent en personne ou téléphone tout au long de la journée et parfois de la nuit, il est devenu presque impossible dans la plupart des communautés d’avoir quelqu’un qui réponde à la porte et au téléphone à toute heure du jour ou de la nuit.  En beaucoup d’endroits, lorsqu’on téléphonent à certaines heures on a un message enregistré.  Cela est certainement désagréable, mais c’est sans doute devenu une nécessité, précisément pour préserver la solitude mentionnée au début.  Il n’est pas rare que non seulement à cause parfois du petit nombre de moines disponibles pour cette tâche, mais aussi à cause de la multiplication extraordinaire du nombre de visiteurs et de personnes qui téléphonent pour toutes sortes de choses, il soit non seulement nécessaire, mais même souhaitable en certaines circonstances, de faire appel à un portier laïc qui serve en quelque sorte de premier relais entre les visiteurs et les moines.  Évidemment cette personne doit, dans son attitude, s’inspirer des recommandations de Benoît au portier.

 

De ce chapitre je voudrais retenir deux brèves expressions de la phrase suivante: « ... aussitôt que quelqu’un frappe ou qu’un pauvre appelle, il [le portier] répondra Deo gratias ou Benedic, et avec toute la douceur de la crainte de Dieu, il se hâtera de répondre avec la ferveur de la charité. »

 

Les deux expressions “douceur de la crainte de la crainte de Dieu”, c’est-à-dire la douceur (mansuetudo en latin) qu’engendre la crainte de Dieu et “ferveur de la charité”, expriment bien l’attitude que non seulement le portier mais tout moine doit avoir à l’égard de quiconque se présente au monastère, et particulièrement des pauvres : douceur et charité fervente.

 

À ce sujet – l’attention aux pauvres --, la situation a grandement évolué au cours des siècles et même au cours des dernières décennies.  Il fut un temps où en beaucoup de lieux, une grande partie de ce qu’on appelle les “services sociaux” étaient offerts au nécessiteux par les communautés religieuses, et en particulier par les monastères.  De nos jours, dans la plupart des sociétés modernes, ces services abondent, mis sur pied soit par l’État soit par divers organismes privés.  Il reste évidemment de nombreux pauvres qui n’entrent dans aucun des créneaux prévus par ces services ou qui ne savent pas comment y avoir accès et s’en servir.  S’il y a  encore bien des situations où il est nécessaire de donner à quelqu’un de quoi manger ou se chauffer,  il est encore plus important pour les communautés monastiques de travailler en communion avec les autres organismes pour trouver des solutions durables aux situations structurelles qui engendrent et maintiennent la pauvreté.  Il est donc nécessaire pour les communautés d’avoir recours à des personnes laïques formées et compétentes pour rendre en leur nom ces services.

 

            Un autre point qu’il est certes délicat de mentionner, mais qu’on ne peut taire, c’est que certains aspects de la société contemporaine et de ses structures tendent à développer et à maintenir chez certains la dépendance par rapport aux services (on a parfois l’impression que la société a plus besoin de chômeurs que de travailleurs et tend à multiplier les premiers plutôt que les seconds).  Dans ce contexte la communauté, dans son exercice de la charité, doit être attentive à ne pas encourager cette dépendance.  Et l’expérience d’une personne compétente est souvent nécessaire pour savoir distinguer le vrai pauvre dans un besoin immédiat criant de l’exploiteur éventuel qui fait la tournée de toutes les abbayes.

 

            L’organisation matérielle du monastère conditionne sa capacité ou non de s’adresser avec d’autres intervenants aux racines mêmes de la pauvreté de sa région.  Mais cela demandera un développement à part.

 

Armand VEILLEUX