16 décembre 2001 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

Conseils donnés à l’abbé – et à tout « leader » (RB 64,7-22)

 

            Nous avons étudié la semaine dernière les 6 premiers versets du chapitre 64 de la Règle de saint Benoît, où il parle du mode de désignation de l’abbé.  Dans le reste de ce Chapitre, Benoît fait à l’abbé des recommandations qui sont d’une telle sagesse qu’elles valent non seulement pour l’abbé d’un monastère ou pour toute personne détenant un rôle de service dans l’Église, mais même pour toute personne ayant un rôle de « leader » dans la société.  Non seulement tout chef politique, mais aussi tout « patron » dans le monde des affaires aurait intérêt à s’inspirer des recommandations de Benoît au responsable de la communauté monastique.  (Une moniale bénédictine allemande a beaucoup de succès auprès de groupes de banquiers à qui elle donne des cours d’administration basés sur la Règle de saint Benoît).

 

            L’idée centrale de Benoît est celle de service.  Il fait explicitement référence à la parabole du fidèle serviteur ou de l’intendant fidèle.  « Quel est donc l’intendant fidèle, avisé, que le maître établira sur sa domesticité pour distribuer en temps voulu les rations de blé ?  Heureux ce serviteur que son maître en arrivant trouvera en train de faire ce travail. » (Luc 12, 42-43).  C’est encore une façon pour l’abbé d’être fidèle a son nom de « père » en imitant le Christ qui s’est fait le « serviteur » de tous.  L’abbé doit donc se rappeler sans cesse qu’il a été établi pour servir et non pour être servi. 

 

            Il y a une ligne de démarcation très subtile, et pas toujours évidente entre se faire servir et se servir des autres, d’une part et associer les autres à son service d’autre part.  Il y a là trois attitudes nettement distinctes.  Les uns ont un sens du service si fort et une telle répugnance à se faire servir (ce qui peut aussi bien être de l’orgueil que de l’humilité), qu’ils veulent tout faire par eux-mêmes.  À l’opposé, il y évidemment ceux qui considèrent que le fait d’exercer l’autorité leur permet d’avoir beaucoup de personnes à leur service.  Une attitude un peu différente consiste à se servir des autres pour réaliser sa « mission » personnelle – une attitude qui reste toujours un peu machiavélique, aussi noble que puisse être la mission.  L’attitude prônée par Benoît (tout au long de sa Règle) comme déjà par le Christ dans l’Évangile, consiste à associer tous ses frères à son service des frères.  Benoît utilise la belle expression « compagnons de service ».

 

            En quoi consiste ce service ? Il consiste tout d’abord, comme cela avait déjà été affirmé au chapitre 2, dans l’enseignement – un enseignement que l’abbé doit dispenser par sa doctrine et par sa vie.  Les recommandations données par Benoît à l’abbé à ce sujet sont ici condensées en deux petites phrases lapidaires.  La première, relative à la doctrine est : « Il faut donc qu’il soit instruit de la loi divine, pour savoir où puiser le nouveau et l’ancien ». Est ainsi affirmée l’importance pour l’abbé d’étudier sans cesse la loi divine, c’est-à-dire l’Écriture et la Tradition.  Mais son rôle d’enseignant n’est pas simplement de répéter ce qui a été dit dans le passé, mais bien de l’appliquer sans cesse à des situations toujours nouvelles : d’où le nova et vetera. 

 

            La seconde petite phrase se rapporte à l’enseignement à travers la vie : « Qu’il soit chaste, sobre et compatissant ».  Ces trois mots en disent beaucoup plus qu’ils n’ont l’air.  La chasteté, et tout d’abord la pureté du coeur, est nécessaire pour bien percevoir la présence et l’action de Dieu dans les événements. « Bienheureux les coeurs purs, ils verront Dieu ».  La sobriété, dans tous les domaines, est nécessaire pour bien évaluer les situations.  Tout « enivrement », de quelque nature qu’il soit, déforme la vision des choses, prive de la « discrétion ». 

 

            Le mot « compatissant » introduit à la longue section qui suit concernant la correction des fautes.  On perçoit qu’il s’agit ici de propos d’un vieil abbé qui, au cours d’une longue vie a reconnu le besoin de corriger ses frères en certaines circonstances, mais a aussi fait l’expérience des difficultés d’une telle tâche.

 

            Cette longue exhortation s’ouvre par trois phrases lapidaires appelant à la prudence et à la discrétion : 1) « Qu’il fasse toujours passer la miséricorde avant le jugement, pour être traité de même » ; 2) « Il haïra les vices, il aimera les frères » et 3) « Quand il aura á corriger – car c’est parfois nécessaire pour le bien du frère – il le fera avec prudence et sans excès :  il ne faut pas qu’en voulant gratter la rouille, il brise le vase ».  Cette exhortation à la retenue se termine sur une note très personnelle : « Il aura toujours à l’esprit sa propre fragilité, et se souviendra qu’il ne faut pas piétiner le roseau cassé ». 

 

            Si ces exhortations de saint Benoît, qui ont une valeur universelle, étaient universellement écoutées et mises en pratiques dans les divers niveaux de la hiérarchie ecclésiastique aussi bien que dans le monde de la politique et de la géopolitique, nous vivrions certainement dans un monde plus paisible et plus sûr, où il y aurait beaucoup moins de souffrance.

 

            Et pourtant Benoît sait bien que, dans un monastère comme dans toute société humaine, il y a parfois des fautes à corriger.  Il exhorte donc l’abbé à le faire mais avec prudence et charité.  Et il termine ces exhortations par une phrase admirable : « Qu’il cherche à se faire aimer plus qu’à se faire craindre ».

 

            Pour réaliser cet idéal, ou en tout cas s’en approcher, il y a des défauts de caractère ou de comportement, que l’abbé ne doit vraiment pas avoir : « Il ne sera ni agité, ni anxieux, si excessif, ni obstiné, ni jaloux, ni soupçonneux, sans quoi il n’aura pas de repos ».  Il s’agit là de conseils de sagesse humaine élémentaire ; et Benoît poursuit sur le même registre :  « En donnant ses ordres, il sera prévoyant et circonspect.  Qu’il commande un travail dans l’ordre spirituel ou matériel, il agira avec réflexion et mesure ».  Il serait très périlleux pour un supérieur religieux de penser que du fait qu’il a été constitué dans cette charge, toutes ses décisions deviennent volonté de Dieu !  Il a au contraire le devoir de prendre tous les moyens humains nécessaires et disponibles, à commencer par la réflexion, pour arriver à des décisions intelligentes et mesurées.

 

            Les dernières recommandations, plus que toutes les autres, apparaissent comme le fruit d’une longue expérience.  Il ne faut pas vouloir mener une communauté à pleine vitesse ;  il faut au contraire respecter le rythme d’un chacun.  Il faut faite tout avec une telle mesure que les forts désirent faire plus et que les faibles ne se découragent pas.

 

            Par dessus tout l’abbé doit se souvenir que la communauté qui l’a choisi comme père vit selon une règle commune à laquelle il est lui-même soumis, puisqu’elle donne son orientation fondamentale à la communauté qui est une école du service du Seigneur, où tous son des co-serviteurs du même Maître (v.24).

 

            Ces quelques lignes que je viens de commenter sont sans doute la partie de la Règle de saint Benoît qui a le mieux conservé toute son actualité, à cause de sa grande sagesse, et qui pourrait servir de guide encore de nos jours, non seulement à l’abbé d’un monastère, mais à tout personne détenant une autorité ecclésiastique ou civile, comme à tout chef d’entreprise ou même encore à des parents.  Elle s’adresse aussi à chacun de nous, puisque nous sommes tous appelés à être les serviteurs les uns des autres.

 

 

Armand VEILLEUX