9 décembre 2001 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

Du choix de l’abbé par la communauté (RB 64)

 

            Saint Benoît précise, dès le début de sa Règle qu’il écrit celle-ci pour des cénobites, c’est-à-dire des hommes qui ont décidé de vivre en communauté selon une règle commune et sous la direction d’un abbé.  Il est donc normal qu’il parle à diverses reprises du rôle qu’il attribue à l’abbé.  En plus de le faire à plusieurs endroits de la Règle, en abordant divers aspects de la vie communautaire, il consacre deux chapitres à l’abbé, l’un au début de la Règle (RB 2) et l’autre vers la fin de la Règle (RB 64).  Dans le premier il reprend, en y ajoutant une touche propre, la législation existant de son temps, en particulier dans la Règle du Maître.  Le chapitre 64, au contraire, est propre à Benoît.  Il a sans doute été ajouté longtemps après la rédaction du corps principal de la Règle, et est visiblement le fruit d’une longue expérience personnelle.  Il faut donc y porter une attention particulière.  Ce chapitre comporte deux parties : l’une plutôt brève (vv. 1-6) que je commenterai aujourd’hui, et qui traite de l’élection de l’abbé et l’autre (vv. 7-22) qui contient une longue exhortation de Benoît à l’abbé, fruit évident de sa propre expérience, que je commenterai la prochaine fois.

 

Dans l’ordination de l’abbé, on prendra toujours pour règle d’instituer celui que se sera choisi toute la communauté unanime dans la crainte de Dieu, ou même une partie de la communauté, si petite soit-elle, en vertu d’un jugement plus sain.  C’est par le mérite de sa vie et la sagesse de son enseignement que l’on choisira celui qui doit être ordonné, même s’il est le dernier par le rang dans la communauté

 

            Avant Benoît, on trouvait dans le monachisme chrétien deux traditions qui avaient évolué parallèlement : l’une selon laquelle le supérieur d’un groupement monastique était nommé par une autorité externe à la communauté, d’habitude l’évêque, et l’autre, selon laquelle l’abbé était choisi par la communauté elle-même.  Benoît se situe nettement dans la seconde.

 

            Il faut remarquer toutefois que Benoît, dans ce bref texte, n’entend pas proposer un rituel d’élection abbatiale et encore moins un vade mecum de caractère canonique.  Ce qui l’intéresse c’est d’établir les principes spirituels de l’institution de l’abbé.  Le rôle spirituel de l’abbé, comme étant celui qui doit exercer une paternité spirituelle en aidant ses frères à naître dans le Christ et en favorisant la croissance du Christ en eux, est pris pour acquis.  Il a déjà dit et redit de diverses façons, que cette paternité s’exerce avant tout à travers un enseignement qu’il est appelé à donner par sa doctrine et par sa vie.  La conclusion normale est donc celle énoncée ici, au verset 2 : « C’est pour le mérite de sa vie et sa doctrine de sagesse que sera élu celui qu’il faut instituer, même s’il est le dernier par son rang dans la communauté ». 

 

            Cette dernière note est d’autant plus remarquable que l’on se souviendra de l’importance qu’avait à l’époque de Benoît (comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents) le « rang » dans la communauté.  Lorsqu’il s’agit de choisir un abbé, ce rang (basé sur l’ancienneté) n’a aucune importance.  Une communauté doit se demander, au moment d’une élection abbatiale, « quel frère est le plus indiqué pour la guider, compte tenu de la qualité de sa vie spirituelle et de sa capacité à transmettre une doctrine de sagesse, quels que soient son âge et son ancienneté en communauté, fût-il le plus jeune ou le dernier entré.

 

            La communauté, même si elle est juridiquement autonome, fait partie d’un groupe plus grand qui est l’ensemble du peuple de Dieu.  Benoît prévoit le cas où une communauté serait tombée dans la décadence et aurait perdu le sens de sa raison d’être spirituelle.  Dans ce cas il invite non seulement l’évêque diocésain ou les abbés de la région, mais aussi les chrétiens du voisinage à intervenir et à voir à ce qu’un abbé digne soit mis à la tête de la communauté.  Il est sûr qu’une telle intervention poserait des problèmes juridiques et ne se ferait pas facilement.  D’ailleurs Benoît n’a aucunement l’intention ici de décrire une procédure.  Il affirme simplement un principe spirituel.  Et ce principe est toujours valable.  Le charisme monastique appartient à l’ensemble du peuple de Dieu, et non seulement à ceux qui vivent ce charisme à un moment déterminé de l’histoire.  Le charisme d’une communauté est plus grand que ceux qui vivent actuellement dans cette communauté et qui sont les dépositaires de ce charisme.  C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la remarque de Benoît voulant que normalement c’est l’ensemble de la communauté qui, d’un commun accord, choisit son abbé, mais qu’en certains cas (évidemment exceptionnels) une autorité extérieure peut intervenir pour faire prévaloir le choix de la partie la plus saine de la communauté, même si elle est minoritaire.

 

            Ces quelques versets nous permettent de saisir une fois de plus l’orientation nettement cénobitique de la vie bénédictine.  Dans les traditions pré-chrétiennes du monachisme on trouve deux formes distinctes de paterníté spirituelle.  Dans l’hindouisme, par exemple, on trouve normalement la figure du gourou autour duquel se sont regroupés des disciples dans un ashram.  Lorsqu’un gourou meurt, ceux qui s’étaient regroupés autour de lui se dispersent, à moins que n’émerge un nouveau gourou incarnant l’esprit du maître.  Dans le bouddhisme, au contraire, ce qui est premier est la communauté, à la tête de laquelle il y a un maître spirituel choisi par celle-ci.  On trouve quelque chose de parallèle dans le monachisme primitif.  Chacune des deux traditions a ses mérites, mais un mélange éclectique des deux crée en général de sérieux problèmes. 

 

            Lorsqu’une communauté monastique possède un caractère cénobitique bien affirmé, le choix d’un nouvel abbé se fait habituellement dans la sérénité et sans grande difficulté, que l’abbatiat précédent ait été long ou court.  Il arrive aussi que l’abbé d’une communauté cénobitique, ayant de grandes qualités spirituelles se soit graduellement transformé en gourou de sa communauté, dont les membres sont devenus ses disciples personnels.  À la fin d’un tel abbatiat la communauté sera facilement insécurisée et même déstabilisée, à moins que, par hasard, un disciple ne prenne la relève, un peu comme Élisée recevant l’esprit d’Élie. (Mais la même problématique devra alors être affrontée à la fin du mandat du successeur).  

 

            Une vie du père Francis Mahieu Acharya, fondateur du monastère de Kurisumala en Inde sortira bientôt.  Cette vie nous montrera comment cette problématique s’est posée en Inde, au cours des cinquante dernières années d’efforts d’inculturation de la vie monastique chrétienne.  Deux grands spirituels, les pères Monchanin et Le Saux (Abhishiktananda) avaient perçu que le point de contact entre le christianisme et l’âme contemplative de l’Inde était le monachisme.  Ils ont tous les deux adopté la vie du sannyasi, ou du moine itinérant selon la tradition de l’Inde, et ils l’ont fait avec une authenticité et un courage remarquable.  En même temps ils avaient établi à Shantivanam un ashram dont ils voulaient faire une communauté monastique.  Ils n’y ont pas réussi précisément parce que leur caractère de gourous, s’il se prêtait à une relation de paternité spirituelle à l’égard de quelques disciples venant faire des séjours à l’ashram, ne se prêtait pas à la constitution d’une communauté monastique.  C’est pourquoi lorsque le Père Francis Acharya vint les rejoindre, le Père Monchanin ne tarda pas à l’encourager à aller fonder une « communauté » monastique au Kerala. Et lorsque plus tard le Père Le Saux donna Shantivanam au Père Francis, celui-ci y envoya son compagnon, Bede Griffiths, avec quelques autres moines de Kurisumala pour y fonder une communauté.  Le charisme personnel de Bede Griffiths fit que Shantivanam redevint rapidement un ashram ou le regroupement de disciples venant vivre pour un temps plus ou moins long près d’un maître spirituel.  Le Père Bede Griffiths se rendit compte que son Ashram ne lui survivrait pas s’il ne le transformait pas en communauté de caractère cénobitique et c’est ainsi que, quelques années avant sa mort, il ré-intégra la Confédération bénédictine en se faisant Camaldule. 

 

            Ce petit bout d’histoire explique assez bien la tension entre deux formes de communauté et donc deux formes de paternité spirituelle.  On peut observer la même tension dans la plupart des fondations de caractère monastique qu’on appelle aujourd’hui les « nouvelles communautés » et qui sont celles qui ont pour le moment le plus grand recrutement.  Même si elles se veulent en général de nature cénobitique, l’autorité qui y est exercée aussi longtemps que vit le fondateur est en général plus du type « gourou » que du type proprement cénobitique.  Le point critique dans l’évolution d’une telle communauté est le passage à la seconde génération.  Le choix se présente alors de la transmission du charisme personnel du fondateur à un disciple qu’il a formé – et qui devient alors le nouveau gourou du groupe -- ou du passage à une communauté engendrant son propre père.  C’est une situation qui a été vécue tout au long de l’histoire du monachisme.  Les grands instituts qui ont survécu et qui ont véhiculé jusqu’à nous le charisme monastique sont ceux qui ont passé ce test avec succès.

 

Armand VEILLEUX