18 novembre 2001 -  Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

 

Des prêtres du monastère (RB 62)

 

            La question de la présence et du rôle des prêtres dans la communauté monastique est traitée par saint Benoît au chapitre 62 de sa Règle.  Cette question est aussi vieille que le monachisme chrétien lui-même.

 

            Monachisme et sacerdoce appartiennent à deux ordres de réalités distincts, si bien que la vocation à la vie monastique et la vocation au sacerdoce sont deux vocations différentes qui peuvent coexister dans la même personne.  L’expérience des siècles aussi bien que celle de chaque moine prêtre montre que ces deux vocations peuvent s’enrichir mutuellement aussi bien qu’entrer en conflit l’une avec l’autre.

 

            La vie monastique est une façon de vivre sa vie chrétienne.  N’importe quel chrétien est libre d’adopter seul ce genre de vie ou d’entrer dans une communauté cénobitique ayant une règle commune approuvée par l’Église. Quant à la prêtrise elle est dans l’Église un ministère auquel il faut être appelé par l’autorité compétente.  Le moine cénobite vit dans une communauté sous une règle et un abbé ;  le prêtre est l’assistant de l’évêque et exerce son ministère sous l’autorité de celui-ci.

 

            Si les Règles monastiques anciennes sont très réticentes à l’égard de l’ordination des moines c’est, d’une part, parce qu’on pouvait, sans doute plus à cette époque qu’à la nôtre, rechercher dans le sacerdoce une sorte de prestige personnel, étranger à la simplicité monastique, mais aussi – et sans doute surtout – parce que le moine ordonné prêtre par un évêque était en général soustrait à la vie monastique pour exercer le ministère sacerdotal comme tous les autres prêtres.

 

            Ce dernier problème fut résolu ou contourné lorsque des moines – ou des ecclésiastiques aspirant à la vie monastique – furent ordonnés évêques et formèrent autour d’eux des communautés de clercs vivant un régime de vie assez identique à celui des moines.  Les cas les mieux connus sont ceux d’Augustin d’Hippone et de Martin de Tour.

 

            Le monachisme bénédictin a pris avec Grégoire le Grand une orientation nettement apostolique, qui conduisit avec le temps à la cléricalisation assez générale de la vie monastique bénédictine et au développement de la tradition qui voulait jusqu’à tout récemment que tout moine « de choeur » fût normalement prêtre.  C’était aussi la tradition dans notre Ordre au cours des derniers siècles jusqu’à il y a une quarantaine d’années.

 

            Dans les années 60’ du 20ème siècle, la question du sacerdoce des moines fut soudain remise en question.  Plusieurs éléments conduisirent à cette remise en question.  D’une part, on avait assisté dans les décennies précédentes à une « redécouverte » du monachisme primitif, surtout égyptien, qui était essentiellement un monachisme laïc.  Par ailleurs les exigences du Saint-Siège concernant la formation théologique en vue de l’ordination faisaient que la formation des moines destinés au sacerdoce était devenue assez identique à celle donnée dans les Grands Séminaires.  Au même moment, une sensibilité nouvelle acceptait de plus en plus difficilement que les membres d’une même communauté soient répartis en deux catégories : d’une part une communauté de moines pratiquement tous prêtres et d’autre part une communauté de frères convers qui n’étaient pas considérés moines.  Le désir assez général était qu’au sein d’une communauté monastique masculine tous soient moines à part entière, certains étant prêtres pour les besoins sacramentels de la communauté, de l’hôtellerie et des maisons-filles de moniales, et d’autres ne l’étant pas.

 

            Au cours de cette remise en question, dans les années 60’, quelques positions radicales s’affrontèrent parfois, les uns voyant une incompatibilité entre vie monastique et sacerdoce, les autres voyant le sacerdoce comme le couronnement ou l’achèvement de la vie monastique.  Lorsque la poussière retomba après ces joutes théologiques, une sorte de consensus se fit, considérant que vie monastique et sacerdoce sont deux vocations distinctes qui peuvent fort bien coexister dans la même personne mais qu’aucune des deux n’exige ou ne postule l’autre.  Un prêtre n’est pas meilleur prêtre parce qu’il est moine, et un moine n’est pas plus moine s’il est prêtre.  On vécut assez tranquillement avec ce consensus jusque vers 1995.  L’attitude générale dans les monastères était de souligner auprès des candidats qu’on recevait au monastère pour être moine, qu’il était possible qu’ils  soient appelés au sacerdoce plus tard s’ils en manifestaient les signes de vocation, mais qu’on ne pouvait assurer à personne au début de sa vie monastique qu’il serait ordonné prêtre un jour.  La formation des moines s’orienta de plus en plus vers une formation proprement monastique, même si elle se fonde sur une sérieuse connaissance de la Bible, de la patristique et de la théologie, et non vers une formation spécifiquement sacerdotale.  Ceux qui sont appelés au sacerdoce reçoivent par la suite un complément de formation afin que leur formation théologique et pastorale corresponde à celle exigée de tous les prêtres.

 

            Il y a six ou sept ans la question de « l’unification » de nos communautés (i.e. de la suppression de la distinction des moines en deux catégories : choristes et convers), déjà résolue en 1965, fut brièvement soulevée encore une fois et fut mise au programme du Chapitre Général.  Même s’il apparut au Chapitre Général que bien peu dans l’Ordre étaient favorables à la réintroduction d’une forme de vie de frères convers distincte de celle des autres moines, ces discussions provoquèrent une nouvelle réflexion sur le sacerdoce des moines.

 

            Deux autres éléments jouèrent un rôle important dans cette nouvelle remise en question.  Il y eut tout d’abord la demande réitérée par certains au sein de l’Ordre de pouvoir avoir des abbés non-prêtres.  Au cours de la discussion il apparut que si ce désir était presque unanime au moment de la rédaction des Constitutions en 1984 et 1987, il l’était moins en 1996, d’autant plus que les positions du Saint Siège ne semblent pas vouloir bouger sur ce point.  Par ailleurs le nombre global des vocations dans les monastères de moines avaient diminué considérablement en même temps que de plus en plus de jeunes moines préféraient ne pas s’orienter vers l’ordination et qu’au même moment le nombre de monastères de moniales augmentaient, certains restant sans aumôniers à cause du nombre insuffisant de prêtres disponibles pour ce service.

 

            Tout cela a conduisit à un bon nombre de discussions durant les réunions des Conférences Régionales et à la rédaction de documents de travail sur le sujet, au cours des dernières années.  Personnellement je n’ai pas l’impression d’avoir trouvé dans toutes ces discussions et ces écrits quoi que ce soit de neuf, du point de vue théologique et spirituel, par rapport à ce qui avait été dit et écrit dans les années ’60.

 

            Il y a cependant une prise de conscience nouvelle du grand nombre d’éléments qui doivent entrer en ligne de compte lorsqu’un abbé décide d’appeler ou non un moine à la prêtrise et lorsque le moine doit se situer face à cet appel.  Dans le passé on s’est peut-être trop souvent limité au critère du besoin sacramentel immédiat de la communauté.  Cela ne peut suffire.  J’ai déjà entendu dire à des moines :  je suis entré au monastère pour vivre la vie monastique ;  je ne veux faire rien d’autre et ne veux donc pas être ordonné prêtre afin qu’on ne puisse pas me demander de faire du ministère à l’hôtellerie ou d’aller servir comme aumônier dans un monastère de moniales.  Cela me semble une réflexion un peu trop courte.

 

            En effet, lorsqu’on entre dans un monastère cistercien, on entre dans une communauté qui, suivant la Règle de saint Benoît, doit être ouverte à recevoir des hôtes et à leur offrir les services spirituels et sacramentels dont ils ont besoin.  La communauté où l’on entre peut aussi avoir des maisons-filles de moniales.  En entrant dans cette communauté on accepte donc que, dans le contexte même de sa vie monastique, on puisse être appelé à aller servir un monastère de moniales comme aumônier.  Enfin, la communauté dans laquelle on entre fait partie d’un Ordre au sein duquel tous les monastères sont dans une certaine mesure co-responsables les uns des autres, si bien que, au titre de la solidarité entre les monastères, je puis être appelé à aller rendre des services, y compris peut-être des services sacramentels, soit dans un autre monastère de moines soit dans un monastère de moniales.

 

            Il me semble qu’à ce moment-ci, toutes les grandes réflexions théologiques, spirituelles ou mystique sur le sacerdoce des moines sont superflues.  En tout cas elles ne semblent avoir rien de neuf à dire.  Ce qui est plus important est de bien prendre conscience du fait que lorsqu’un abbé décide d’appeler ou non l’un de ses moines au sacerdoce et lorsqu’un moine doit faire son propre discernement sur sa vocation sacerdotale, la dimension de la solidarité cistercienne doit être prise en sérieuse considération – aussi bien la solidarité avec les autres monastères de moines ou de moniales, que celle avec les groupes de laïcs, de religieux et de prêtres qui fréquentent nos hôtelleries, attendant assez souvent, entre autres choses, une forme de ministère sacramentel.

 

Armand VEILLEUX