9 septembre 2001

Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

 

 

Les artisans du monastère (RB 57)

 

 

            Le chapitre 57 de la Règle termine une série de chapitres réunis par une sorte d’association d’idées et qui se rapportent tous dans une certaine mesure aux relations avec le monde extérieur au monastère.  Il traite des artisans du monastère.

 

            Il faut noter en premier lieu que Benoît apprécie le fait que certains moines puissent avoir des talents particuliers dans le domaine du travail, et il désire que ces talents soient utilisés au service de la communauté.  Il y met cependant une condition absolue, c’est que l’exercice de ce talent ne nuise en rien à l’option monastique fondamentale :  ne rien préférer, absolument, au Christ (RB 72,11).  Pour lui la pureté du coeur et le détachement qu’elle implique passent avant toute satisfaction personnelle que le moine en question peut recevoir de l’exercice de son talent et tout profit que la communauté peut en tirer.

 

            Dans le contexte sociologique de l’époque de Benoît, les frères arrivant au monastère avec une formation comme artisans ne devaient pas être très nombreux.  De nos jours, il est normal qu’un postulant arrive soit avec un talent artistique déjà développé, soit avec une compétence dans un domaine quelconque d’activité.  Le principe général énoncé par Benoît est toujours valable :  Pour quelqu’un qui a choisi la vocation cénobitique, l’exercice de ses talents, de ses compétences et de ses connaissances doit être fait au service de la communauté, ou se faire au nom de la communauté.

 

            On retrouve la même attitude dans toute la tradition monastique primitive.  Dans le cénobitisme pachômien en particulier, aussi bien du temps de Pachôme que du temps de Théodore, on trouve, d’une part, un grande attention au travail fait avec soin et, d’autre part, un souci d’éviter tout orgueil et toute recherche de satisfaction égoïste. Cassien raconte qu’un vieillard, abba Paul, tressait ses nattes avec grand soin, même si elles étaient destinées à être brûlées, car il les faisait pour Dieu et pour soutenir sa prière.  Pachôme fit de même brûler un tas de nattes dans la fabrication desquelles un frère avait trouvé de l’orgueil, en en faisant un nombre beaucoup plus grand que requis, dans l’espoir de recevoir des louanges.  On pense aussi au soin avec lequel les sculpteurs des grandes cathédrales et des grandes abbayes du Moyen Âge sculptaient avec le plus grand soin des pierres qui ne seraient pourtant jamais visibles au niveau du sol. La grande tradition bénédictine a toujours impliqué un culte de la beauté et du travail bien fait.     

 

            Il est bien connu que dans notre Ordre, où nous avons une forte tradition de vie cénobitique, il n’est pas facile aux artistes de s’épanouir.  Ceux qui y réussissent sont ceux qui ont accepté de se donner totalement à la communauté et qui exercent ensuite leur talent dans un cadre vraiment communautaire.  Lorsque l’exercice d’un talent (de quelque ordre qu’il soit : compétence linguistique ou informatique ou musicale ou autre) est recherché comme façon de se « réaliser » personnellement, en dehors ou en marge du contexte communautaire, s’ensuivent presque toujours des tensions qui, précisément, empêchent le développement personnel.  En général, ceux qui se réalisent vraiment dans leur art ou leur artisanat, et s’y épanouissent humainement et spirituellement, sont ceux qui l’ont d’abord abandonné pour se laisser former par l’expérience monastique, et qui ont été ensuite appelés à le reprendre pour le service de la communauté. C’est toute la différence entre « l’artiste de la communauté » et « l’artiste en résidence » (on peut de même, de nos jours, faire la différence entre « l’informaticien de la communauté » et « l’informaticien en résidence »).

 

            Avant Benoît, saint Augustin (Le travail des moines, 16 ; Règle, 1, 4) et saint Basile (GR 29 et 39) insistait pour que tout travail d’un moine soit intégré dans le service à la communauté ou de la communauté. 

 

            Il y a une relation très étroite entre cet enseignement de Benoît et l’Évangile d’aujourd’hui (23ème dim. Ord. « C ») : pour suivre le Christ il faut être prêt à renoncer non seulement à son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, mais à soi-même. Il faut aussi savoir « prendre sa croix » et marcher à la suite du Christ.  Ce chemin de renoncement à la suite du Christ est si important pour Benoît qu’il statue que si un moine s’enorgueillit de ses talents, il doit être retiré de son activité, même si cela peut causer un préjudice matériel à la communauté.  Le moine pourra retourner à son activité lorsque, dit Benoît, il sera « revenu à l’humilité ».  L’artiste est, par nature, doté d’une grande sensibilité, et est donc facilement vulnérable.  Il est possible que, pour se protéger des coups durs de la vie, il se soit créé un petit monde artificiel et s’y soit réfugié.  Même si ce monde artificiel peut, en certain cas, avoir donné naissance à de véritables oeuvres d’art, il faut le démonter avant que l’artiste ne puisse avancer dans un véritable cheminement monastique.

 

            La deuxième partie de ce chapitre traite de l’esprit d’avarice qu’il faut éviter.  Les moines travaillent pour gagner leur vie et avoir de quoi aider les plus pauvres.  Un monastère n’est pas une entreprise économique ou industrielle.  Il faut éviter toute fraude ;  ce qui, dans un contexte moderne, veut dire se soumettre entièrement à toutes les législations qui s’appliquent dans le domaine d’activité.  Les moines ne doivent pas non plus chercher un profit excessif.  Benoît leur demande de vendre leurs produits à un prix un peu inférieur à celui des séculiers.  Ceci ne doit pas généralement est pris à la lettre de nos jours, car ce deviendrait facilement une compétition illégitime.

 

            Il est bien connu que, tout au long de la tradition monastique, le danger de s’enrichir collectivement guette ceux qui ont choisi la pauvreté ! (D’une façon analogue, les origines puritaines de la culture américaine ne sont pas étrangères au développement de l’économie américaine...).  Si l’on travaille avec soin et de façon consciencieuse, et que l’on a des besoins personnels sobres et limités au stricte nécessaire, les résultats matériels ne peuvent être que positifs.  C’est ainsi qu’alors que les premiers cisterciens avaient un souci très vifs de la pauvreté et voulaient vivre du travail de leurs mains, ils le firent si bien qu’après une génération ou deux les abbayes cisterciennes étaient souvent caractérisées par un développement matériel exemplaire.  Les moines doivent alors se souvenir que ces biens qui leur adviennent ne leur appartiennent pas, mais qu’il en ont simplement la gestion au service des plus pauvres.