2 septembre 2001 -- Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

De la table de l'abbé (RB 56)

 

 

L'abbé mangera toujours avec les hôtes et les pèlerins.  Quand il n'y aura pas d'hôtes, il pourra inviter ceux des frères qu'il voudra.  Toutefois il laissera toujours un ou deux anciens avec les frères, pour le bon ordre.

 

 

            Le petit chapitre de la Règle (RB 56) intitulé "De la table de l'abbé" est l'un de ceux qu'on a vraiment la tentation de ne pas commenter, tant il semble lié à une situation culturelle dépassée.  Et pourtant, aussi bien dans un commentaire que dans une lecture de la Règle, il est important de ne rien en omettre, précisément afin de ne pas perdre de vue qu'elle appartient à un contexte culturel et historique bien précis, différent du nôtre.  La suggestion est souvent faite de ne lire, au moins en public, que les chapitres de la Règle qui ont encore une application pratique, ou ceux dans lesquels ont trouve une nourriture spirituelle immédiate.  C'est là en réalité une attitude fondamentaliste.  On veut alors une Règle qui nous donne les réponses à nos questions contemporaines et donc on veut laisser de côté tout ce qui n'a plus d'importance ou de signification aujourd'hui. Or si l'on ne choisit que les passages qui nous "parlent", l'on se parle en réalité à soi-même, heureux de retrouver chez Benoît les idées qui nous plaisent.  On peut adopter la même attitude à l'égard de l'Écriture, en particulier les psaumes -- c'est toujours le même réflexe fondamentaliste qui voudrait retrouver dans la Bible seulement les attitudes que nous jugeons "correctes". 

 

            Une partie au moins de la grandeur de Benoît a consisté à savoir appliquer aux conditions de vie de son temps et de l'Italie où il vivait, les principes traditionnels de la vie chrétienne vécue dans le cadre monastique.  Pour comprendre le message qu'il a à nous transmettre, il faut le prendre dans son intégralité avec tout ce qu'il a à nous offrir, et ne pas le transformer en auteur de paroles pieuses et édifiantes.  J'ai déjà mentionné à plus d'une reprise comment les enseignements de Benoît les plus riches spirituellement se retrouvent souvent dans de petites remarques d'un caractère tout à fait pratique, et même terre-à-terre, où l'on peut percevoir une attitude à l'égard de Dieu et des frères.

 

            Benoît est préoccupé de maintenir l'équilibre -- et donc aussi la tension -- entre des pôles distincts et complémentaires, tel que la solitude et la communion.  Solitude n'est pas isolement;  et la véritable solitude est une qualité de relation plutôt qu'une absence de relation.  Le moine a quitté le monde pour se mettre à la suite du Christ qui l'appelait à le suivre sur un chemin de renoncement, de prière et d'ascèse.  Mais ceci n'est ni un rejet du monde ni véritablement une "fuite", car ce monde est celui que Dieu aime et pour lequel le Christ est mort.  Diverses circonstances amènent le moine à retourner parfois dans le monde, et Benoît a légiféré à ce sujet, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents.  Mais les personnes du monde viennent aussi au monastère, et ils peuvent être de toutes catégories.  Benoît parle parfois des "hôtes et des pauvres" qu'il rappelle au cellérier de bien traiter;  ici il parle des "hôtes et pèlerins", qui mangeront à la table de l'abbé.  Il a déjà prévu, au chapitre sur l'hôtelier, qu'il y aura une cuisine spéciale pour eux, distinct de celle de la communauté.

 

            Le principe spirituel de base ici est que les "hôtes et les pèlerins" doivent être reçus comme le Christ, qui dira "J'étais hôte et vous m'avez reçu". -- Toujours ce riche paradoxe : on quitte le monde pour suivre le Christ, et c'est le Christ qu'on reçoit dans les personnes du monde qui viennent à nous.

 

            Dans la Règle, comme dans la Bible, les repas ont quelque chose de sacré.  Manger avec quelqu'un est une forme de communion.  Et comme la vie monastique selon Benoît est nettement cénobitique, les repas y prennent une grande importance, y compris ceux avec les visiteurs. Benoît veut que ce soit l'abbé qui mange avec les hôtes...  Ce point précis n'est plus pratiqué de nos jours, et depuis longtemps, sauf en telle ou telle circonstance spéciale.  L'idée derrière cette prescription de Benoît, est que lorsque quelqu'un vient au monastère, il vient rencontrer une communauté et c'est donc la communauté qui le reçoit et qu'il convient donc que ce soit l'abbé qui le fasse au nom de la communauté.  Par ailleurs, les abbés se sont aperçu très tôt dans l'histoire, qu'il était préférable pour eux de confier cette tâche à l'hôtelier ou à d'autres moines, afin d'être, dans toute la mesure du possible présents aux repas de la communauté.

 

            Le Christ présent sacramentalement dans la communauté réunie au réfectoire aussi bien qu'à l'église -- ou tout simplement réunie au monastère -- est le même Christ que l'on reçoit à l'hôtellerie, vers qui l'abbé va et avec qui il mange -- à moins qu'il ne confie à quelqu'un d'autre de le faire au nom de la communauté.  C'est le même Christ avec qui l'on s'enfonce dans la solitude du désert et que l'on reçoit dans la personne du monde qui vient vers nous avec ses richesses et ses pauvretés.  Ici, comme tout au long de sa Règle, Benoît attend de nous un regard de foi. 

 

            Ce regard de foi est d'autant plus important que Benoît prévoit cette sorte de rituel qu'est le repas avec les hôtes, non pas pour les "visiteurs de marque" (comme on dirait aujourd'hui), i.e. les autorités civiles ou ecclésiastiques, mais pour les hôtes de passage, en particulier les pèlerins