1 juillet 2001 – Chapitre pour la Communauté de Scourmont

 

           

Brèves absences du monastère (RB 51)

 

            Après le chapitre 50, sur l'accomplissement de l'Opus Dei par les frères, en communion avec la communauté, même lorsqu'ils sont loin de l'oratoire ou en voyage, Benoît, par suite d'une sorte d'association d'idées, introduit un tout petit chapitre sur les frères qui sont envoyés en voyage à une distance leur permettant de revenir le jour même.  Cependant l'objet de ce bref chapitre n'est pas les temps de prière mais le fait que le moine qui se trouve dans cette situation ne doit pas prendre la liberté de manger à l'extérieur, à moins d'en avoir reçu l'ordre.

 

            On aurait pu facilement traiter de ce chapitre avec le précédent comme un petit post scriptum.  Ne l'ayant pas fait dimanche dernier j'ai d'abord pensé omettre de commenter ce chapitre;  mais en y regardant de plus près, j'ai pensé qu'il valait la peine de lui consacrer un moment de réflexion.

 

            Arrêtons-nous tout d'abord à la première phrase: Frater qui pro quovis responso dirigitur -- Le frère qui est envoyé faire un commission ou pour exercer une responsabilité (responso) quelconque.  Le moine ayant choisi une vie de solitude passe normalement son existence à l'intérieur du monastère.  Seule les responsabilités qui lui sont confiées l'amènent à sortir.  L'authenticité d'une vie de solitude ne se juge pas à la fréquence des sorties mais à leur nature et surtout à leur motivation.  Outre les raisons de santé ou d'études (surtout au cours de la période de formation) le moine ne sera appelé à sortir du monastère que pour un service de la communauté ou un service à des tiers au nom de la communauté.  Le moine qui a une vie de prière profonde, est heureux de pouvoir demeurer aussi constamment que possible dans la solitude et, par ailleurs, sa vie de prière n'est pas troublée s'il est appelé, pour le service de la communauté à sortir, que ce soit rarement ou fréquemment.  Lorsqu'il revient au monastère, il y est immédiatement tout entier présent, son esprit ne continuant pas de voyager dans les endroits où il est passé.  D'autre part, il n'est pas impossible que quelqu'un qui ne sort jamais du monastère, voyage par l'imagination plus que quiconque.  Tout dépend de l'endroit où s'enracine la stabilité du coeur et de la recherche de Dieu.

 

            La communauté monastique a nécessairement des liens nombreux et divers avec l'Église et la grande communauté humaine.  Afin de vivre en communion avec l'Église et l'Humanité, le moine a besoin d'être informé des grandes préoccupations et des grands défis de ses frères et soeurs dans le monde.  Les moyens modernes de communication (poste, téléphone, journaux, Internet) lui facilitent cette communion.  En même temps, ils constituent un danger de dispersion et exigent du moine une ascèse continuelle dans l'utilisation de ces moyens de communication afin qu'ils soient de véritables moyens de communion sans devenir des moyens de distraction continuelle.  C'est cette ascèse personnelle qu'il importe de développer plutôt que d'essayer de contrôler l'accès à ces sources d'information par des règlements ou des restrictions.

 

            Dans le petit chapitre 51 de la Règle, que je commente ce matin, Benoît dit que le moine qui est en voyage, si l'on espère qu'il puisse revenir au monastère le jour même, doit s'abstenir de manger à l'extérieur.  Sans s'arrêter à la matérialité de cette prescription, qu'il serait difficile, pour diverses raisons, d'appliquer à la lettre aujourd'hui, essayons d'en percevoir l'esprit, qui est d'une application beaucoup plus large. 

 

            La nourriture servie au monastère est suffisante mais sobre et elle correspond à un régime végétarien.  À l'extérieur, le moine se verra offrir la plupart du temps des mets de qualité supérieure et d'une plus grande variété.  L'idée fondamentale de Benoît est que le moine qui se trouve à l'extérieur du monastère pour remplir un service, ne doit pas en prendre prétexte pour se permettre des luxes que n'ont pas ses frères demeurés au monastère.  Benoît est, en ce domaine, tout à fait dans la ligne de la grande tradition cénobitique.  Horsièse, le successeur de Pachôme, dans son "Testament", a de très longues sections où il met en garde tous ceux qui ont une responsabilité de quelque nature que ce soit, à l'intérieur du monastère, à ne pas en profiter pour se permettre des choses que n'ont pas leurs confrères.  Horsièse explique même de façon imagée que si quelqu'un s'attribue des privilèges ici-bas, on lui dira, lorsqu'il arrivera chez saint Pierre:  "Tu as déjà eu ta récompense...", et qu'il sera loin derrière le frère qui, ici-bas, n'a jamais fait rien d'autre que d'être fidèle aux exigences de la vie commune.

 

            Ce que dit Benoît des brèves absences du monastère peut donc s'appliquer beaucoup plus largement.  Au sein d'une vie commune il y a toujours un grand nombre de services à se rendre mutuellement.  Plusieurs de ces services comportent des responsabilités, et ces responsabilités donnent facilement accès à des privilèges.  La communion fraternelle conserve toute sa qualité dans la mesure où chacun exerce ses responsabilités dans un esprit de service;  elle est affaiblie chaque fois qu'une "responsabilité" est vécue comme réponse à un besoin personnel de l'exercer ou sert d'occasion à se permettre des avantages matériels ou autres que n'ont pas les autres frères. 

 

            C'est un domaine où tout est si subtil qu'il serait illusoire de vouloir réglementer.  La communion fraternelle ne se bâtit pas par l'application de règlements.  Il est plus important de développer le respect profond pour chacun et le sens du service aussi détaché que possible, à l'image du Christ qui est venu, comme il le dit Lui-même, non pas pour être servi, mais pour servir.

 

 

Armand VEILLEUX