Site du Père Abbé
Armand Veilleux

18 février 2001 - Chapitre à la communauté de Scourmont


La lecture durant les repas (RB 38)

Les chapitres de la Règle de saint Benoît se succédant selon un certain enchaînement d'idées plus que selon un plan logique, Benoît passe de l'attention aux malades et aux anciens à la considération de la mesure dans le boire et le manger. Ces chapitres sont toutefois précédés d'un autre, consacré à la lecture durant les repas.

Non seulement Benoît prévoit qu'il y aura une lecture durant les repas, qui sont toujours pris en silence, mais il accompagne cette lecture d'un rituel qui montre bien que cette lecture n'a pas un but purement utilitaire. Il ne s'agit pas simplement d'utiliser le temps ou de couvrir le bruit que fait un groupe de personnes qui mangent.

Le repas est une activité humaine très importante. Chaque jour et même plusieurs fois par jour, l'être humain vient à table pour manger, soit dans un repas familial ou communautaire, soit dans un banquet. Même en dehors de tout rituel qui peut lui être ajouté, un repas a toujours quelque chose de sacré. Il crée et exprime un lien entre les convives. Selon les règles de l'hospitalité dans toutes les cultures, l'accueil d'un visiteur ou d'un ami qu'on n'a pas vu depuis longtemps inclut un repas pris avec lui. La Bible est remplie de tels exemples: Abraham recevant ses trois hôtes à Mambré (Gen 18, 1-5), le repas célébrant l'arrivée de Tobie (Tb 7,9) ou le retour de l'enfant prodigue (Luc 15, 22-32). Et il faut évidemment mentionner aussi les repas de Jésus avec ses amis de Béthanie (Luc 10, 38-42), ou chez le publicain Matthieu (Luc 7, 36-50), ainsi que la dernière cène et son apparition aux disciples durant un repas le jour de Pâques.

Il n'y a donc pas à se surprendre que, dans la tradition monastique cénobitique, le repas à un caractère quasi liturgique. Il suffit de regarder l'architecture des grandes abbayes anciennes pour voir que le réfectoire avait en général un aspect assez semblable à celui de l'église, avec une nef souvent très élevée, et des vitraux semblables à ceux de l'église.

Le repas en commun de la communauté est une expression de sa communion, tout d'abord dans ce qu'il y a de plus fondamental, et même de très terre-à-terre dans l'existence humaine: la nécessité de se nourrir. Mais comme l'homme ne vit pas seulement de pain, le repas en commun sera accompagné d'une lecture qui apportera aussi une nourriture spirituelle.

Concrètement, de nos jours, cette lecture, après quelques versets de l'Écriture ou de la Règle, et - comme nous le faisons ici à Scourmont - la mémoire de nos frères qui ont déjà quitté ce monde, consiste dans la lecture des ouvrages d'histoire, dans des biographies de personnes qui ont marqué leur époque, dans des réflexions sur la situation sociale, ecclésiale ou politique. Ces lectures sont importantes dans la formation permanente d'une communauté - non seulement parce qu'elles constituent au fil des années une masse importante d'information, mais parce qu'elles amènent tous les membres d'une communauté à réfléchir sur les mêmes questions, à partir de la même information. Évidemment, lorsque l'occasion est donnée de dialoguer, on se rend compte que les personnes ont réagi différemment à la même information, et cela aussi est une richesse dans la construction d'une communauté.

De nos jours, dans la société en général, les personnes sont constamment bombardées d'information par les médias électroniques au point que seules les personnes vraiment sages "traitent" cette information et l'assimilent, alors que la plupart des gens se contentent soit d'accumuler cette information en mémoire ou mème simplement de s'y soumettre comme à autant de douches quotidiennes sans que grand chose colle à la peau. Si la lecture du réfectoire est bien choisie, elle permet à une communauté d'être mise en contact collectivement non seulement avec une information sur la société contemporaine et sur l'histoire, mais avec la réflexions de maîtres à penser sur les événements. La réaction de chaque membre de la communauté aussi bien à ces événements qu'à ces réflexions, peut concourir grandement à développer une vision communautaire qui peut être très riche dans sa diversité tout en étant unifiée par le but vers lequel elle tend.

Le silence absolu requis par Benoît exprime le respect pour la parole - toute parole est en effet un reflet humain et temporel du Verbe éternel. Le même respect pour la parole exige que la lecture soit faite de façon intelligente et intelligible. On ne lira donc pas nécessairement à tour de rôle, mais liront ceux qui sont à même d'édifier (i.e. de construire).

Et comme le danger de la vaine gloire guette toujours celui qui sait bien faire quelque chose, le moine qui sait bien lire sera très attentif à ne pas s'enorgueillir. C'est pourquoi d'ailleurs il recevra une bénédiction au début de la semaine, dans laquelle la communauté demande pour lui la grâce de rendre ce service dans un esprit d'humilité, car il s'agit bien de service. On retrouve ici la même attitude que Benoît a à l'égard des artisans du monastère. Ceux-ci exerceront en toute simplicité et humilité leur activité au service de la communauté. Mais s'ils s'enorgueillissent, on leur retirera cette occupation, car la pureté de leur propre coeur est une valeur plus grande que tout ce qu'ils peuvent faire pour la communauté.

Ce chapitre se termine, comme tant d'autres, par une note d'humanité: le lecteur de table mangera quelque chose avant le repas afin que le jeûne joint à la lecture ne lui soit pas trop pénible.

Armand VEILLEUX