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Armand Veilleux

28 janvier 2001 - chapitre à la communauté de Scourmont

Le service des tables (RB 35)

Le service mutuel est l'élément le plus central et le plus important de la vie communautaire. Le Fils de Dieu ne nous dit-il pas qu'il est venu non pour être servi, mais pour servir (Matt 20,28)? Aussi n'est-il pas surprenant que le verbe latin servire revienne à plusieurs reprises, comme un leitmotiv dans le chapitre 35 de la Règle de Benoît sur les semainiers de cuisine et dans le chapitre suivant sur le soin des frères malades.

Il s'agit là d'un concept biblique fondamental. Dans l'Ancien Testament on passe graduellement de la notion du service rempli par l'esclave envers un maître qui l'a acheté, à celle du service rendu à Dieu, qui est une forme d'adoration. De plus, du service cultuel on passe à l'obéissance qui est une forme d'amour; et apparaît alors la belle figure prophétique du Serviteur de Jahwé préfigurant le Messie. Jésus rappellera d'une part qu'on ne peut servir deux maîtres à la fois - Dieu et Mammon - et indiquera d'autre part que c'est en servant son prochain que l'on sert Dieu.

Dès la première génération chrétienne, les Chrétiens comprirent que leur communion - leur koinonia - devait aller bien au-delà de liens affectifs ou sentimentaux et s'incarner dans un service mutuel bien concret. Il n'est donc pas surprenant que le premier ministère que créèrent les Apôtres fut celui du service des tables. De même, dans la Règle de saint Benoît, le premier chapitre qui traite explicitement du service mutuel concerne le service de la cuisine et des tables et commence par les mots: Les frères se serviront les uns aux autres.

Benoît, en Romain pratique, ne fait pas de grandes dissertations sur la vie communautaire. Il décrit plutôt les divers services à travers lesquels se construit la communauté. Nous avons déjà vu (dans nos chapitres antérieurs) ce qu'il dit du service de l'abbé, des doyens et du cellérier. Dans le chapitre 35, il parle d'un service extrêmement concret, celui de la préparation et de la distribution de la nourriture, et il veut que tous les frères rendent ce service à tour de rôle, d'autant plus que tous en sont aussi l'objet.

La première phrase du chapitre exprime un absolu qui indique le sens de tout ce qui va suivre: Les frères se serviront les uns les autres; nul ne sera dispensé du service de la cuisine. Et puis, tout de suite apparaissent les bémols et les exceptions recommandées par la charité et le bon sens. Tous... sauf les malades et ceux qui sont retenus par une autre tâche vraiment nécessaire. De plus, ceux qui sont faibles recevront de l'aide, car la préoccupation est toujours là, "qu'ils ne travaillent pas avec tristesse". Benoît statue même qu'ils mangeront avant les autres frères, sauf les jours de fête.

Tout comme Benoît ne voyait pas les outils du monastères comme de simples instruments de travail mais demandait qu'on les traite comme s'il s'agissait de vases de l'autel, de même il établit tout un rituel liturgique autour de ce service des tables et de la transmission du service d'un frère à l'autre à la fin de chaque semaine. L'une des premières formes de respect à l'égard des ustensiles et les linges qui servent à la cuisine est la propreté. Chacun doit donc remettre en bon état au cellérier, à la fin de sa semaine de service, tous les instruments dont il s'est servi.

La sacralisation de ce service des tables s'exprime au mieux dans la prière de la communauté sur ceux qui commencent leur semaine de service et sur ceux qui la terminent; ce qui se fait précisément le Jour du Seigneur.

Au fur et à mesure que nous avancerons dans la Règle, nous verrons que pour Benoît, ce qui constitue une communauté monastique n'est pas simplement le fait de vivre sous le même toit et de faire des choses ensemble (deux aspects qui peuvent manquer en certains cas sans que la dimension communautaire ne soit mise en danger) mais le fait que tous sont responsables les uns des autres et que chaque frère est responsable de toute la communauté - aussi bien de sa ferveur spirituelle que de la qualité des liens entre les frères. Ici, il se contente d'être fort concret en décrivant le plus essentiel de tous les services physiques, celui de la nourriture.

Dans une vie communautaire comme la nôtre, outre le service des tables, il y a un grand nombre de services communautaires confiés à tel ou tel frère, y compris les choses aussi matérielles et concrètes que l'entretien de la maison, la propreté des toilettes et le balayage des cloîtres. C'est par des services aussi humbles et concrets que se construit jour après jour et se maintient vivante une communauté. L'attention que nous sommes tous appelés à porter à la propreté des instruments de travail tout comme à la beauté des lieux, est une expression du respect que nous avons pour nos frères et pour la communauté. C'est aussi notre service de Dieu incarné dans un service communautaire.

Armand VEILLEUX