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Armand Veilleux

31 décembre 2000 - chapitre à la communauté de Scourmont

La pratique communautaire de la pauvreté (RB 33-34)

Même si c'est aujourd'hui le dernier jour non seulement de l'année, mais du siècle et du millénaire, il n'y a pas de raison de ne pas le vivre comme un jour ordinaire, et il n'y a donc pas de raison de ne pas poursuivre notre réflexion sur la Règle de saint Benoît, qui demeurera notre guide spirituel dans le prochain millénaire comme dans celui qui se termine. En tant que moines contemplatifs nous nous efforçons de vivre dans la mesure du possible dans l'éternel présent de Dieu; et pour Dieu mille ans sont comme un jour.

Dans notre réflexion sur la Règle, nous en sommes au chapitre 33, que nous étudierons en même temps que le chapitre 34: les deux portent sur l'exercice de la pauvreté au sein de la communauté. Le premier a comme titre "Les moines doivent-ils avoir quelque chose en commun?" et le second: "Si tous doivent recevoir le nécessaire de manière uniforme?". Ces deux chapitres s'inspirent évidemment de la description de la vie de la première communauté chrétienne de Jérusalem au chapitre 4 des Actes des Apôtres, où il est dit d'une part que nul ne considérait comme sa propriété l'un quelconque de ses biens; au contraire, ils mettaient tout en commun (Act. 4, 32) et, d'autre part, chacun recevait selon ses besoins (Act. 4, 35).

Ces deux chapitres font logiquement suite au précédent, où Benoît rappelait que les outils du monastères doivent être traités avec respect, comme s'ils étaient des vases de l'autel, car ils ne sont pas la propriété privée des moines. Ils appartiennent au Peuple de Dieu et ils en ont simplement l'usage et la garde. Dans la même foulée Benoît rappelle ici (chap. 33) que le moine ne doit rien traiter comme une propriété privée, puisque, pour suivre le Christ, il a voulu se dépouiller de tout au point que, à travers le célibat, il a même renoncé "à disposer à son gré de son corps et de ses désirs".

Ce dépouillement radical, à la suite du Christ, est l'enseignement fondamental de ce chapitre. Mais Benoît est fin psychologue et il sait très bien qu'une façon subtile d'agir comme propriétaire et d'exercer un pouvoir sur les choses comme sur les personnes, est de faire des dons. Il arrive dans les communautés monastiques que certaines personnes aient un vrai besoin de faire de petits cadeaux soit aux autres membres de la communauté, soit aux personnes de l'extérieur. Ces personnes sont en général convaincues de pratiquer ainsi la charité chrétienne - ce qu'elles font sans doute; mais elles ne rendent souvent pas compte qu'elles satisfont souvent leur propre "besoin" de donner, qui est, comme je viens de le dire, une façon subtile d'exercer un pouvoir. Benoît veut que les moins considèrent que tout est propriété commune, et donc que personne n'a rien qu'il puisse personnellement donner à un autre.

Par ailleurs, c'est la responsabilité de l'abbé de voir à ce que tous reçoivent tout ce qui leur est nécessaire, et il verra à le leur procurer, soit directement, soit à travers les divers officiers, comme, par exemple, le cellérier, l'infirmier, le prieur, etc. Si cela est perçu comme une situation de dépendance, cela peut évidemment devenir insupportable ou même être infantilisant. Mais cela peut aussi être conçu comme une attitude contemplative qui consiste à devenir de plus en plus "réceptivité", et à tout recevoir comme un don. Nous revenons toujours au texte fondamental du 2ème chapitre de la Lettre aux Philippiens: le Christ qui a renoncé à son privilège de Fils de Dieu, qui s'est "vidé" (kenosis), et à cause de cela, il a pu recevoir du Père le don d'être fait Kyrios.

Intervient alors un autre principe d'une importance capitale, exprimé par une très brève citation du chapitre 4 des Actes: "On donnait à chacun selon ses besoins". Tous doivent recevoir selon leurs besoins; mais dans une communauté comme dans une famille, tous n'ont pas les mêmes besoins. Une égalité mathématique dans la répartition des biens serait en apparence facile à gérer, mais elle créerait en fait des inégalités qui seraient tout à fait non-évangéliques. Benoît a une très belle formule: il ne faut pas faire acception de personnes, mais, par ailleurs, il faut prendre en considération les infirmités. Certains qui sont moins forts - soit physiquement, soit psychologiquement, soit spirituellement - ont besoin de choses dont d'autres n'ont pas besoin. Ils doivent donc recevoir ce dont ils ont besoin, et cela ne donne aucunement au plus fort un "droit" à recevoir la même chose. Et il ne s'agit pas uniquement de choses matérielles. Il peut s'agir d'un besoin de détente ou d'étude ou d'activité artistique, ou de contact avec la famille ou avec des amis, etc.

À cela s'ajoute une autre dimension que Benoît n'a pas prévue, mais qui est dans la ligne de sa pensée. Avec l'évolution de la technologie, l'usage privé de certains instruments de travail qui peuvent être très coûteux est souvent nécessaire. D'une part il ne faut pas hésiter à se procurer les instruments qui permettent de réaliser d'une façon efficace et professionnelle les travaux par lesquels on gagne sa vie; mais d'autre part il faut se garder, comme du temps de Benoît, d'agir comme propriétaire à l'égard d'un instrument de travail dont l'usage et le soin nous est confié. De même ceux qui n'ont pas les mêmes instruments parce qu'ils n'ont pas les mêmes besoins ne doivent pas se sentir lésés dans aucun droit.

Benoît qui a commencé cet exposé en rappelant les exigences du détachement total à l'image du Christ, termine par la mention de la paix, caractéristique d'une vie communautaire authentique. "Ainsi - conclue-t-il - tous les membres seront en paix". Il s'agit non seulement de la paix entre les frères, qui ne se querellent pas et ne se jalousent pas, mais aussi et surtout dans la paix profonde que vit quiconque est pauvre de cœur, n'aspire ni à aucune possession ni à aucun exercice de propriété - fût-ce en donnant - et qui reçoit tout comme un don de Dieu à travers la communauté.

Armand VEILLEUX