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Armand Veilleux

Chapitre à la Communauté de Scourmont
17 septembre 2000

Des outils et objets du monastère (RB 32)

Dans le chapitre de la Règle sur le cellérier, saint Benoît demandait à celui-ci de "regarder tous les ustensiles et tous les biens du monastère comme des ustensiles sacrés de l'autel" et il prévoyait, d'autre part, que le cellérier aurait des frères pour l'assister dans sa tâche, afin qu'il ne soit pas surchargé. Dans le chapitre suivant (RB 32), il recommande à l'abbé de confier les biens du monastère - outils, vêtements et autres objets - à des frères dont la vie et les moeurs lui inspirent confiance.

Les moines ont renoncé à toute propriété privée au moment de leur profession. Par ailleurs, une communauté, surtout si elle est nombreuse, a besoin d'une bonne structure matérielle pour assurer aux moines les choses qui sont essentielles pour mener leur vie monastique : tout d'abord la nourriture, le vêtement et le gîte, mais aussi les instruments nécessaires pour le travail comme pour la formation. Peut-on parler alors de propriété commune ou collective ? L'expression ne serait pas tout à fait exacte. En réalité, la communauté ne possède pas les biens meubles et immeubles qu'elle utilise; elle en a simplement la garde et la gestion.

Le Droit Canon actuel dit que tous les biens de toutes les personnes morales dans l'Église, donc aussi ceux des communautés religieuses et monastiques, sont des "biens ecclésiastiques"; c'est-à-dire qu'ils appartiennent au Peuple de Dieu, et que ceux qui les utilisent en ont l'administration, non la propriété absolue. Cela fait écho à l'enseignement de saint Ambroise, pour qui toute propriété dont nous n'avons pas un besoin immédiat ne nous appartient pas, mais appartient aux pauvres.

Tout au long de la tradition monastique on constate que lorsque les moines administrent bien les propriétés qui leurs sont confiées, et qu'ils vivent sobrement, ces propriétés se développent rapidement. Divers choix se présentent alors à eux. Ils peuvent se défaire au fur et à mesure de tout ce dont ils n'ont pas un besoin immédiat, et en faire profiter les pauvres. Ils peuvent aussi continuer de gérer sagement et avec compétence leurs biens et leurs activités de façon à pouvoir aider les pauvres et assister les défavorisés d'une façon plus étendue et mieux organisée. Pouvoir disposer de biens économiques d'une certaine ampleur permet d'entreprendre des actions qui s'attaquent aux racines structurelles de la pauvreté. De telles interventions sont aussi nécessaires que la réponse immédiate et de caractère ponctuel aux besoins urgents des individus. Plusieurs choix sont légitimes les uns autant que les autres, en ce domaine, dans la mesure où les moines continuent de vivre sobrement et pauvrement. S'il est nécessaire de donner à manger à l'affamé qui se présente à la porte, il est tout aussi nécessaire de mettre en oeuvre des moyens pour enrayer les causes de sa pauvreté et de sa faim.

Si les biens dont dispose la communauté sont destinés non seulement à la subsistance des moines mais aussi, et même dans une plus large mesure, à venir au secours des plus nécessiteux et à lutter contre les racines de la pauvreté et de la misère, on comprend mieux que Benoît demande d'avoir à l'égard des instruments et des outils du monastère le même respect qu'on aurait pour les vases de l'autel.

Cette vision théologique exige aussi de la part de chacun un sens profond et clair de sa responsabilité. Si Benoît demande que l'abbé tienne un inventaire précis des objets qu'il confie au soin de tel ou tel frère, et qu'il reçoit du frère lorsque la charge passe à un autre, ce n'est pas l'expression d'un esprit tatillon. C'est plutôt que le respect du travail et des instruments de travail demandé par Benoît implique une administration sérieuse et rigoureuse. Or, un principe de base de toute bonne administration est que tous sachent de façon claire et non ambiguë quels sont les objets et les responsabilités qui leurs sont confiées, afin qu'une évaluation périodique soit possible. La pauvreté évangélique n'implique pas que l'on travaille avec des méthodes désuètes et des instruments primitifs qui engendrent un gaspillage de temps. Si paradoxal que cela puisse paraître, dès lors que notre travail est destiné à aider les pauvres tout autant qu'à nous faire vivre, comme nous l'enseigne la tradition monastique primitive aussi bien que l'Évangile, une saine administration et l'utilisation de moyens techniques efficaces devient une exigence de la pauvreté évangélique. La véritable pauvreté évangélique ne consiste pas à se préoccuper de sa propre indigence mais de celle des pauvres qui n'ont pas choisi de l'être.

Même si l'orientation de la Règle de saint Benoît est fortement cénobitique, il serait faux de voir dans ce chapitre une insistance sur la "propriété commune" par opposition à "propriété privée", comme si on devait bien gérer les biens parce qu'ils appartiennent à la communauté. Il me semble que la visée de ce chapitre est autre. Il s'agit plutôt du respect que doivent avoir tous les moines, chacun à son niveau, pour les biens qui, en définitive, ne leur appartiennent ni à eux individuellement ni même à la communauté, mais sont plutôt des biens qu'ils ont la responsabilité de gérer au service de l'Église et de la Société, en particulier les plus pauvres.

Une petite phrase de ce chapitre de la Règle révèle une autre préoccupation de saint Benoît. C'est celle-ci: "Si quelqu'un traite les choses du monastère de façon malpropre ou négligente, il sera réprimandé". Tout manque de propreté ou même d'esthétique serait en effet opposé à la vision théologique qu'a Benoît des biens du monastère. Mais il y a à cela une autre dimension. L'harmonie et la beauté sont nécessaires à une vie humaine équilibrée et encore plus à une vie contemplative. Le moine n'a pas la possibilité qu'a la personne dans le monde de quitter de temps à autre son milieu de vie pour aller à la recherche de la beauté dans un voyage touristique, la visite d'un musée ou dans un concert ou une pièce de théâtre. Le monastère constitue normalement son milieu de vie permanent, dont il ne sort que rarement si ce n'est pour les besoins de la communauté. Il n'en est donc que plus important que ce lieu respire une sobre beauté et aussi une grande propreté.

Armand VEILLEUX

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