Site du Père Abbé
Armand Veilleux

Chapitre à la Communauté de Scourmont
26 novembre 2000


Le code pénitentiel de la Règle de saint Benoît

Plusieurs chapitres de la Règle de saint Benoît (c. 23-30 et 43-46) constituent ce qu'on appelle le "code pénal de la Règle". Il n'y a sans doute pas de section de la Règle qui soit plus liée à un contexte culturel dépassé et plus étranger à la mentalité actuelle. Je ne m'imagine guère un abbé d'aujourd'hui punissant avec des verges un moine récalcitrant. Outre qu'il ne resterait probablement pas longtemps abbé, il se retrouverait probablement en prison! Et nos monastères ne contienne pas des jeunes gens encore incapables de comprendre et auxquels il faudrait inculquer la vertu par des châtiments physiques. L'idée d'excommunication est elle-même assez étrangère à notre conception de la miséricorde évangélique.

Je ne m'attarderai pas à décrire comment Benoît, ici comme en beaucoup d'endroits, simplifie grandement une législation déjà existante, héritée de Cassien et du Maître, et lui confère une plus grande humanité. Étant donné que l'obligation de corriger les fautes revient d'abord à l'abbé, la meilleure façon de remettre ces chapitres déconcertants sur les punitions et les excommunications, dans une juste perspective, sera de les relire à la lumière de la synthèse qu'en propose Benoît lui-même, à la fin de sa Règle, dans son chapitre 64, fruit d'une longue expérience, et expression d'une humanité exquise:

Qu'il fasse toujours passer la miséricorde avant le jugement, pour être traité de même.
Il haïra les vices, il aimera les frères.
Quand il aura à corriger, il le fera avec prudence et sans excès : il ne faut pas qu'en voulant gratter la rouille, il brise le vase.
Il aura toujours à l'esprit sa propre fragilité, et se souviendra qu'il ne faut pas piétiner le roseau cassé.
Cela ne veut pas dire qu'il permettra d'entretenir les vices. Non, il les éliminera avec prudence et charité, dès qu'il verra que cela s'impose dans tel ou tel cas, comme nous l'avons déjà dit.
Qu'il cherche à se faire aimer plus qu'à se faire craindre. (RB 64, 10-15)

On retrouve ici le même esprit qu'on trouvait déjà chez saint Pachôme, le fondateur du cénobitisme égyptien, qui expliquait ainsi à son disciple Théodore l'Alexandrin, comment corriger un frère:

C'est une affaire importante, lorsque tu vois quelqu'un de ta maison négligent en ce qui concerne son salut, si tu ne t'en occupes pas et si tu négliges de l'instruire pour son salut et la réforme de son âme. S'il se fâche une fois, sois patient avec lui, attendant qu'il soit touché par le Seigneur. C'est exactement comme si quelqu'un veut extraire une épine du pied d'un autre. S'il arrache l'épine et qu'il en résulte un saignement, l'homme est soulagé. Si au contraire il ne réussit pas à l'arracher, mais qu'elle pénètre en profondeur, il applique une pommade; et ainsi, avec quelque patience de la part de l'homme, l'épine sort d'elle-même doucement et l'homme est guéri. Il en est ainsi avec un homme qui est fâché lorsque celui qui l'instruit le réprimande. Si au contraire ce dernier est patient avec lui, l'autre en profitera grandement. (Bo 90)

C'est véritablement le même esprit que l'on retrouve chez saint Benoît. Toutes les formes de correction qu'il décrit dans ses longs chapitres à caractère pénitentiel n'ont pas comme finalité de punir, mais de guérir et de conduire à une véritable conversion du coeur.

Les chapitres sur l'excommunication de la vie communautaire, s'ils paraissent durs à première lecture, révèle un sens profond de la communauté. Celui qui est excommunié est celui qui s'est déjà séparé de la communion avec ses frères par une attitude opposée à l'idéal commun de vie. Là aussi nous trouvons, dans le chapitre 27, une très belle page sur la sollicitude de l'abbé à l'égard du frère exclus:

"L'abbé prendra le plus grand soin des frères fautifs, car ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades." Comme il se peut fort bien alors qu'un fossé psychologique se soit établi entre l'abbé et ce moine, il lui envoie des anciens expérimentés qui doivent tout d'abord le réconforter, pour qu'il ne sombre pas dans un excès de tristesse, et qui doivent ensuite l'encourager à se reprendre en toute humilité. Et ce chapitre 27 se termine par ces deux beaux versets.

Il imitera la tendresse exemplaire du bon Pasteur qui, laissant sur la montagne ses quatre-vingt-dix-neuf brebis, va chercher la seule qui se soit égarée.
Il a tant de compassion pour son infirmité, qu'il daigne la mettre sur ses épaules divines et la ramener ainsi au troupeau.

De façon très réaliste, Benoît prévoit des situations où l'abbé ne peut rien faire d'autre pour un frère que prier. Ce sont des situations où il doit en toute humilité s'incliner devant le mystère de la liberté humaine et accepter les limites de son propre ministère: il peut exhorter, il peut supplier, il peut menacer et punir s'il le faut; mais il n'a pas de prise sur la volonté de l'autre. Dieu seul a prise sur les coeurs. Ce qui rend la prière encore plus nécessaire. Loin d'être un simple refuge pour assumer l'échec de son propre ministère, elle est une dimension de ce ministère.

Finalement, malgré son caractère en apparence rébarbatif, ce code pénal de la Règle de saint Benoît est peut-être plus équilibré que l'attitude qu'on a généralement de nos jours dans les monastères. La plupart de nos communautés ont développé une grande capacité à accepter les attitudes marginales et à traiter avec compassion les faiblesses d'un chacun. Peut-être n'avons-nous pas développé au même degré la capacité à s'encourager à la conversion et à la croissance dans la vertu par la pratique de la correction fraternelle dont l'Évangile même - et non seulement la Règle - nous fait une obligation.

Tout le sens de la vie communautaire est là: s'entraider dans la voie de la conversion et de la conformité à l'image du Christ.

Armand VEILLEUX