Site du Père Abbé
Armand Veilleux

19 novembre 2000 - Chapitre à la communauté de Scourmont

Les heures de la nuit (RB 22)

Le chapitre 22 de la Règle, qui a pour titre "Comment dormiront les moines" se compose de deux parties. La première s'occupe des conditions matérielles dans lesquels les moines dormiront et la deuxième de la sollicitude avec laquelle les moines doivent s'exhorter mutuellement à arriver en temps à l'Office de la nuit, au moment du réveil.

Même si la première partie est très largement liée à un contexte culturel depuis longtemps dépassé, elle révèle des préoccupations et soulève des questions qui sont toujours d'actualité. La principale question est de la cellule versus le dortoir commun. À l'époque de Benoît le dortoir commun était devenu la pratique générale dans le monachisme occidental, et Benoît ne se pose pas de question à ce sujet. Mais les études historiques (en particulier celle d'Adalbert de Vogüé, "Comment les moines dormiront", Studia Monastica 7 [1965], 25-62) ont démontré que dans le cénobitisme primitif, en particulier celui de Pachôme, caractérisé par une vie communautaire extrêmement intense, les moines vivaient en cellules et n'avait pas de dortoir commun. La cellule était le lieu non seulement où l'on dormait mais aussi où l'on priait et où l'on étudiait ou lisait.

Dom de Vogüé interprète ce passage de la cellule au dortoir comme une perte du sens contemplatif qui conduisit à préférer une situation où l'on pouvait mieux assurer le contrôle des bonnes moeurs et la lutte contre le vice de la propriété privée à la solitude de la cellule favorisant une vie intense de prière. C'est peut-être vrai; mais je crois personnellement que cela révèle, à cette époque d'invasions barbares et de profonds changements culturels, une diminution du véritable sens de la communauté. Lorsqu'on perd le sens profond de la communauté on le remplace par un esprit grégaire. On pense alors que plus on fait de choses ensemble, plus on est longtemps ensemble, plus notre vie est "communautaire". C'est faux. Ce qui fait une communauté ce sont les liens spirituels profonds qui unissent les frères et la responsabilité mutuelle qu'ils assument les uns envers les autres concernant leur croissance spirituelle aussi bien que leurs besoins physiques ou psychologiques. Les communautés pachômiennes, par exemple, demeurent le prototype de la communauté cénobitique, alors que les moines passaient bien peu de temps ensemble en dehors de la prière commune, des repas communs et du travail commun.

Dans notre Ordre, nous avons connu les dortoirs communs jusqu'à l'époque de Vatican II. La plupart des monastères existant alors - pas tous cependant - ont graduellement transformé leurs dortoirs en petites chambres qu'on continue en général à appeler "cellules". Ce passage, tout en répondant à des exigences culturelles contemporaines, était un retour à la tradition cénobitique la plus authentique. Évidemment la cellule individuelle exige une ascèse personnelle plus grande. Outre qu'il est alors plus tentant d'y dormir chaque fois que l'on se sent un peu fatigué, il y a aussi le danger d'y accumuler des propriétés privées, et la cellule peut alors devenir une extension de son atelier ou de la bibliothèque ou du réfectoire !... Mais tout moine sérieux est conscient de ces tendances naturelles.

Lors de l'introduction des cellules individuelles dans notre Ordre, certains insistèrent beaucoup sur le maintien du scriptorium comme lieu de lectio en commun. Il n'y a pas de doute que le fait de faire la lectio en communauté constitue un stimulant pour tous. Mais cela ne veut pas dire qu'on est plus "communauté" lorsqu'on fait sa lectio et sa prière personnelle dans une même salle que dans les cellules privées. Il y eut des discussions intéressantes à ce sujet au chapitre de 1987, lors de la rédaction définitive de nos Constitutions. À la Constitution sur la lectio divina, on proposa d'ajouter un statut disant que le scriptorium est le lieu traditionnel de la lectio. Mais l'Abbé Général (Dom Ambrose) fit remarquer que le lieu "traditionnel" de la lectio était non pas le scriptorium mais le cloître. Ce statut fut quand même approuvé par les moniales mais non par les moines... En réalité les sensibilités spirituelles varient beaucoup d'un pays à l'autre, et aussi d'une filiation à l'autre à ce sujet. Il convient de ne pas faire d'absolu en ce domaine. L'important est de mener une authentique vie de prière contemplative nourrie par la lectio divina. Les modalités peuvent varier d'une communauté à l'autre, et d'un individu à l'autre.

La deuxième partie de ce bref chapitre révèle chez Benoît une longue expérience et beaucoup de compréhension de la nature humaine. D'une part l'importance absolue de l'Office Divin, qui a été affirmée déjà plusieurs fois dans la Règle, ne fait pas de doute; mais, d'autre part, il sait bien que tous n'ont pas la même constitution physique et que tous ne se réveillent pas de la même façon. Il y a des personnes qui, dès qu'elles entendent le son de la cloche (ou d'un autre type de réveil-matin) sont pleinement éveillés. D'autres ne se réveillent que graduellement et sont encore à demi endormis, même après s'être lavés et habillés et s'être mis en marche vers l'église. Benoît demande donc aux moines non seulement de rivaliser de ferveur en se "devançant les uns les autres pour l'opus Dei, avec sérieux et modestie," mais aussi de s'exhorter mutuellement pour éviter tout prétexte à ceux qui ont le sommeil profond.

Dans notre Ordre nous sommes passés d'une assez grande uniformité des observances à un pluralisme assez large d'une communauté à l'autre et surtout d'une culture à l'autre concernant ces observances, et nous pouvons constater que l'unité de l'Ordre n'en a aucunement souffert. En ce qui concerne une observance comme celle du bon usage de la cellule privée, il serait peut-être temps de mettre en commun les fruits de notre expérience des 40 dernières années. En certains monastères la cellule est strictement réservée aux heures de la nuit, la prière personnelle, la lectio et l'étude se faisant à l'église, dans les cloîtres ou au scriptorium (qui était traditionnellement un lieu de travail, où l'on copiait les manuscrits). Dans d'autres monastères la cellule est le lieu de la prière personnelle, de la méditation et de la lectio aussi bien que le lieu de sommeil. Il serait bon de voir comment on forme les générations nouvelles à cette utilisation de la cellule ou si on prend cette formation pour acquise.


Armand VEILLEUX