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Armand Veilleux

29 octobre 2000 - Chapitre à la Communauté de Scourmont

L'attitude du priant, chez saint Benoît (RB 19-20)

Le cycle des chapitres de la Règle sur l'Opus Dei se termine par deux très beaux chapitres où Benoît décrit d'une façon concise mais très riche l'attitude que le moine doit avoir au cours de la prière commune.

Le chapitre 19 commence par une affirmation qui semble très simple, mais qui est le fondement théologique et spirituel de toute prière: l'affirmation de l'omniprésence de Dieu. Dieu transcende toute limite de temps et de lieu. Il est donc présent partout et en tout temps. Nous n'avons pas à nous mettre en sa présence. Nous le sommes toujours, de par le fait même qu'il nous a créés et qu'il nous maintient dans l'existence. Il nous faut simplement faire jaillir au niveau de notre conscience la conviction et la certitude de cette présence.

Non seulement nous vivons en présence de Dieu, mais nous vivons sous son regard, et nous savons que son regard est toujours un regard d'amour, envers les pécheurs comme envers les justes, et que ce regard d'amour appelle à la croissance et à la conversion. De cette conviction Benoît tire trois conséquences: Il faut servir le Seigneur avec crainte, c'est-à-dire avec révérence filiale; il faut psalmodier avec sagesse, car nous ne sommes pas de simples moulins à prière, mais des êtres dotés d'intelligence, et il faut, lorsque nous sommes réunis en église terrestre, être conscients que nous faisons un avec l'église qui se trouve dans les cieux.

Cette foi en la présence de Dieu que nous exprimons chaque fois que nous nous réunissons dans l'église pour prier est importante non seulement pour nous, mais pour le monde dont nous faisons partie tout en l'ayant quitté. Toutes les grandes cultures connues par l'histoire ont eu une dimension religieuse. L'athéisme théorique est un phénomène propre à notre époque et, vu dans le contexte global de l'histoire des civilisations, il constitue une petite parenthèse sans grande importance. L'écrivain André GLUCKSMANN dans un livre récent ayant pour titre "La troisième mort de Dieu" (Nil Éditions, Paris, 2000) décrit le phénomène actuel de l'athéisme pratique de l'Europe occidentale. Encore une fois, replacé dans une vision globale de l'histoire de l'humanité, ce phénomène apparaît comme un accident de parcours tragique surtout à cause de sa naïveté. Il reste que c'est le milieu où nous vivons et qui conditionne pour le moment profondément la vie de l'Église et des Communautés qui la constituent, à commencer par la réduction du nombre des vocations.

Dans ce contexte, il est plus important que jamais qu'à travers notre prière communautaire et publique, quelle que soit sa valeur artistique (ou même son manque de valeur artistique), nous continuions à exprimer bien visiblement notre foi en la présence de Dieu en ce monde-même qui croît l'avoir tué et qu'Il regarde toujours d'un regard d'amour.

Benoît termine ce chapitre 19 par une recommandation un peu surprenante. On s'attendrait à ce qu'il nous dise que, dans notre prière, nous devons utiliser des formules qui correspondent à ce que nous avons dans notre coeur. En réalité il dit tout le contraire. "En psalmodiant, soyons tels que notre esprit soit d'accord avec notre voix" (...mens nostra concordet voci nostrae). La prière liturgique traditionnelle est radicalement différente de celle de certains groupes plus récents de prière où chacun laisse libre cours à l'expression de ses sentiments personnels. Le moine essaye de faire de toute sa vie une prière. Dans le fond de son coeur il exprime constamment à Dieu ses propres sentiments, qu'ils soient de joie ou de tristesse, d'enthousiasme ou de découragement, d'audace ou de peur. Lorsqu'il se réunit pour une prière commune avec ses frères, il se met à l'écoute d'une prière "objective" qui exprime l'attitude de foi non seulement de l'Église d'aujourd'hui, mais d'une longue tradition de croyants où les psalmistes de l'Ancien Testament ont un rôle important. Il se laisse former par cette longue suite de témoins; il laisse leurs paroles former son esprit à une attitude de confiance, de repentir, de supplication et de louange.

Le chapitre 20, dernier de cette série, insiste sur la sobriété requise dans la prière: "ce n'est pas par l'abondance des mots mais par la pureté du coeur et les larmes de la componction qu'on est exaucé". C'est pourquoi "la prière doive être brève et pure, sauf à la prolonger, si l'on est touché par l'inspiration de la grâce divine. À première vue, on pourrait penser qu'il s'agit ici d'une sorte d'appendice traitant de la prière privée en dehors de l'Opus Dei, après avoir traité de la prière commune. Il n'est est rien. Benoît parle ici du moment de prière (silencieuse ou orale) qui suivait chaque psaume. En effet, les psaumes étaient considérés comme un lectio. On les "écoutait", même lorsqu'on les récitait soi-même. L'âme et l'esprit fécondés par cette écoute, on consacrait un moment après chaque psaume pour "prier", i.e. pour exprimer sa prière. Benoît veut que cette prière soit brève. Libre à chacun de la poursuivre en privé.

Notre prière sera entendue, exaucée, non à cause de l'abondance des mots, mais si elle marquée par la pureté du coeur, c'est-à-dire la simplicité et la droiture du coeur et par les larmes de componction.

Cet enseignement de Benoît sur la prière commune est si profondément enraciné dans l'Évangile, qu'il vaut non seulement pour les moines mais pour tous les Chrétiens. Sa sagesse aurait pu épargner bien des déviations et des difficultés à des groupes de prière des dernière décennies.

Comme toujours, on ne sait ce qu'il faut admirer le plus chez saint Benoît: la profondeur de sa doctrine, ou la sobriété dans son exposition.

Armand VEILLEUX