18 juin 2000 – chapitre à la communauté de
Scourmont
Cinquième degré d'humilité : l'ouverture du coeur
(Nous reprenons notre commentaire
du Chapitre 7 de la Règle de saint Benoît, sur l'humilité.)
"
Le cinquième degré de l'humilité consiste à manifester à son abbé, par un
humble aveu, les pensées mauvaises qui nous viennent au coeur et les fautes
cachées que l'on a commises. L'Écriture
nous y exhorte quand elle dit: Révèle
ta conduite au Seigneur et espère en lui
(Ps 36,5). Elle dit encore: Confiez-vous au Seigneur, car il est bon,
car éternel est son amour (Ps. 105,1).
Et le Prophète dit de même : Je
t'ai fait connaître ma faute, et je n'ai pas caché mes iniquités. J'ai
dit: Je plaiderai contre moi en avouant
mes iniquités au Seigneur, et tu as pardonné l'impiété de mon coeur (Ps.
31,5)."
À première lecture, il semble y
avoir un manque de rapport entre l'énoncé de ce cinquième degré d'humilité,
dans la première phrase, et les trois citations d'Écriture qui suivent. Nous sommes tout d'abord portés à penser que
c'est le fait de s'ouvrir de ses faiblesses à l'abbé, un homme pécheur comme
nous, qui constitue ce degré d'humilité.
Mais ce n'est pas cela qui intéresse ici Benoît. Celui-ci est en train de décrire les degrés,
plus élevés les uns que les autres, d'une vertu surnaturelle qui implique donc,
nécessairement, une attitude à l'égard de Dieu plutôt qu'à l'égard des
hommes.
Laisser connaître à une autre
personne humaine comme moi mes faiblesses et même mes fautes secrètes demande
que je marche un peu sur mon respect humain et mon amour propre et que je
surmonte ma vanité. Cela n'implique pas
cependant nécessairement de l'humilité.
(En réalité il peut même y avoir un petit orgueil secret et subtil à se
reconnaître ouvertement pécheur). L'humilité
dans son sens profond et théologique consiste à se situer devant Dieu non
seulement comme créature, mais aussi comme pécheur. C'est ce en quoi consiste essentiellement ce cinquième degré
d'humilité, comme le démontrent très clairement les trois citations de
Benoît.
Être pécheur n'est pas la même chose
qu'avoir fait des péchés. Faire des
péchés est facile; nous en avons tous
l'expérience. Être pécheur est beaucoup
plus difficile et exigeant; car cela consiste à se situer face à Dieu – d'abord
dans une situation de rébellion et de refus, au moment de la faute, et dans une
situation de confiance au moment du repentir.
Les trois textes bibliques cités par Benoît mentionnent tous les trois
ces deux mouvements:
Cela est très clair dans la première
citation: Révèle ta conduite au Seigneur et espère en lui, où l'on
trouve, d'une part, la "révélation", c'est-à-dire la mise au jour
devant le Seigneur de la faute secrète et, d'autre part, l'espérance du
pardon. La deuxième citation dit la
même chose en d'autres mots: Confiez-vous au Seigneur, car il est bon, car
éternel est son amour, avec, comme
élément nouveau, la mention de la source de cette confiance. Nous pouvons avoir confiance dans le pardon
du Seigneur parce que, Lui, il est bon et que son amour est éternel, même
lorsque nous le trahissons. Enfin la
troisième citation reprend le même refrain sur un autre registre: Je t'ai
fait connaître ma faute, et je n'ai pas caché mes iniquités. J'ai dit: Je plaiderai contre moi en avouant mes
iniquités au Seigneur, et tu as pardonné l'impiété de mon coeur.
L'humilité consiste donc à reconnaître devant Dieu
que nous sommes pécheurs et à reconnaître en même temps que tout ce que nous
recevons de Lui, à commencer par son pardon, est le fruit de son amour toujours
fidèle.
Mais nous vivons dans un univers
sacramentel. Notre relation avec Dieu
ne peut jamais être purement spirituelle;
elle doit être incarnée, parce que Dieu s'est incarné. Dieu a choisi de nous rencontrer à travers
les médiations humaines, à commencer par celle de son Fils fait homme. Nous sommes solidaires les uns des autres
dans le péché comme dans le repentir et le pardon. L'acte par lequel nous nous reconnaissons pécheurs devant Dieu
doit avoir une visibilité humaine. Il
acquiert cette visibilité lorsque nous nous reconnaissons pécheurs devant la
communauté humaine ou devant au moins l'un de nos frères. Longtemps avant que ne se précise, vers le
huitième siècle, la forme actuelle de confession sacramentelle privée (la
confession publique des fautes plus graves ayant toujours existé) s'était
développée dans les milieux ascétiques et particulièrement les milieux
monastiques la conscience de la nécessité de reconnaître devant un père
spirituel non seulement ses fautes mais les tentations secrètes de son
coeur. Benoît fait écho à cette
tradition dans ce cinquième degré d'humilité.
Lorsqu'il dit que ce cinquième degré
d'humilité consiste à "manifester à son abbé, par un humble aveu, les
pensées mauvaises qui nous viennent au coeur et les fautes cachées que l'on a
commises", il faut prendre garde, dans notre lecture de ce texte, de ne
pas mettre l'accent ailleurs que Benoît le met. Ce que demande Benoît ce n'est pas que l'on soit assez humble
pour révéler ses fautes à son abbé; mais plutôt que l'on soit assez humble pour
les révéler à Dieu; et il prend
pour acquis qu'on les révèle à Dieu par la médiation de l'abbé, c'est-à-dire en
les révélant à l'abbé, puisque celui-ci, comme il a déjà été établi dans les
chapitres antérieurs de la Règle, est, selon une vision de foi, le représentant
du Christ dans la communauté.
De plus il faut lire cette
recommandation dans le contexte général de la Règle qui prévoit que l'abbé
partage avec d'autres cet exercice de sa paternité spirituelle. Aussi, ailleurs dans sa Règle, Benoît parle
d'ouvrir son coeur à l'abbé ou à un autre père spirituel.
Enfin il faut tenir compte aussi des
règles canoniques actuelles, fruit de l'expérience des siècles, qui assurent
une pleine liberté de conscience en interdisant aux supérieurs religieux non
seulement toute pression sur les membres de leurs communautés, mais même toute
incitation directe à une ouverture de la conscience. Cette ouverture doit en effet être le fruit spontané d'une
confiance enracinée non dans une affinité humaine mais dans une vision de
foi. De plus les règles canoniques
distinguent nettement cette ouverture du coeur du ministère de la confession
sacramentelle que n'exerce pas normalement le supérieur d'une communauté à
l'égard de ceux sur qui il exerce une autorité. Rien ne serait plus opposé à une véritable "paternité"
ou "maternité" spirituelle qu'un attentat si subtil soit-il contre la
liberté de conscience
Il reste, toutefois, que la
tradition monastique est unanime et constante à reconnaître dans l'ouverture du
coeur à un "ancien" une médiation nécessaire de la relation de
confiance et d'humilité à l'égard de Dieu.
Cette ouverture a, en elle-même, une valeur en quelque sorte "sacramentelle",
indépendamment des conseils qu'on peut recevoir ou ne pas recevoir de cet
ancien. Elle est aussi un excellent
antidote contre les illusions qu'on peut avoir sur ses motivations et sur la
pureté de ses intentions. Le père
spirituel authentique et sage accepte rarement de résoudre les problèmes des autres,
et est même hésitant à donner des conseils.
Il sert le plus souvent simplement de "miroir" au frère qui,
en se révélant tel qu'il est devant un autre est amené à se situer en toute
humilité devant Dieu en toute transparence.
Une communauté qui compte plusieurs
personnes envers qui on va spontanément chaque fois qu'on sent le besoin de
faire cette démarche d'humilité devant Dieu est privilégiée, et a de grandes
possibilités de croissance spirituelle.
L'abbé d'une telle communauté ne doit pas voir en ces personnes des
"compétiteurs" ou des défis à son "autorité". Il doit au contraire y voir un développement
et une extension très heureuse de la paternité spirituelle qui lui est spécialement
confiée, mais qui n'est pas la sienne propre mais bien celle du Christ.