Chapitre à la Communauté de Scourmont

12 décembre 1999

 

Moines pèlerins et moines gyrovagues

 

            Dans son chapitre sur les diverses catégories de moines saint Benoît mentionne rapidement et avec des paroles plutôt sévères une quatrième catégorie, qu'il appelle celle des "gyrovagues" qu'il décrit comme des moines qui "leur vie durant, ...  vont de province en province, séjournant tous les trois ou quatre jours dans des cellules différentes... esclaves de leurs volontés propres".

 

            Il est peut-être important de souligner que Benoît réagit ici, de toute évidence, contre un abus de certains moines de son temps et de son pays;  mais il ne faudrait en aucune façon identifier ce "gyrovagisme" avec une tradition importante du monachisme primitif, celle de la "peregrinatio".  On retrouve cette tradition dans divers secteurs de l'Église des premiers siècles, tout comme on la retrouve plusieurs siècles plus tôt dans les traditions monastiques de l'Extrême Orient.

 

            La "peregrinatio" consiste à abandonner, pour des raisons spirituelles, son propre milieu avec toutes ses relations sociales et familiales, pour vivre dans un autre pays, comme étranger.  C'est le fait de se défaire de toute attache matérielle à un lieu, une maison, un foyer, pour devenir étranger, sans aucune résidence permanente ici-bas, afin d'arriver à un grand détachement intérieur et à la pureté et pauvreté du cœur.  Cette tradition s'enracine tout d'abord dans le récit de la vocation d'Abraham en Genèse 12 ("Quitte ton pays et la maison de tes pères, et va dans un lieu que je te montrerai"). Elle se nourrit de toute la spiritualité de l'Exode et du Désert, et aussi de celle de l'Exil, tout comme elle s'enrichira de la mystique de la "recherche", s'inspirant de la quête de l'époux dans le Cantique des Cantiques.  On retrouvera la même mystique de la "quête" plus tard dans la légende de la Quête du Graal. 

 

            Ce détachement s'enracine dans l'enseignement de l'Écriture que nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente, mais que notre véritable demeure est dans les cieux.  C'est aussi une réponse à l'appel du Christ à tout laisser pour le suivre. (Mat 16,24).  Comme attitude spirituelle, ce détachement est essentielle à toute forme de vie monastique.  Certaines traditions monastiques l'ont exprimé dans une perigrinatio physique.  Les grecs avaient pour cela un mot : xeniteía, qu'Antoine Guillaumont traduit par "dépaysement"[1].

 

            Contrairement au monachisme égyptien, qui fut sédentaire dès ses débuts (soit en ermitage, soit en coenobia), les moines provenant surtout de la classe paysanne liée au village et à la terre,  le monachisme syriaque fut d'abord un monachisme itinérant, les moines provenant surtout de la classe des commerçants. Alors que le monachisme égyptien (dont dépendront Cassien et Benoît) insiste sur le caractère spirituel de ce détachement, le monachisme syriaque est aussi soucieux d'incarner cette attitude spirituelle dans une forme de vie souvent itinérante. Vivre sur les routes à cette époque n'était pas du "tourisme".

 

            En Occident, peu après Benoît, cette tradition de la peregrinatio fleurit d'une façon toute particulière dans les régions celtiques, influencées très tôt par l'Orient.  Le moine irlandais réalise et exprime son détachement de tout ce qui est matériel et temporel, en s'adonnant à la peregrinatio.  Ce sera souvent le dépaysement vers une île pas très loin de la côte;  puis ce sera l'exil vers les autres îles britanniques, puis vers le continent.  On sait comment ces moines, souvent beaucoup plus cultivés que les régions où ils émigraient, devinrent sans l'avoir recherché, des évangélisateurs, des fondateurs d'églises, et laissèrent sur leurs traces de nombreux centres de culture et de vie spirituelle intense.  Ils étaient des hommes libres.[2]

 

            Dans la tradition bénédictine et plus tard dans la tradition cistercienne, cette spiritualité du déracinement, du détachement, du renoncement à toute attache et à toute propriété sera intégrée dans une vision spirituelle qui intègre aussi la notion de stabilité.  C'est la tradition dans laquelle nous nous situons;  mais il est important, lorsque nous lisons les remarques de Benoît sur les "gyrovagues" de ne pas assimiler à ceux-ci tous ces moines "pèlerins" dont je viens de parler. 

 

            L'un des noms donnés au Christ dans la littérature chrétienne des premiers siècles est celui d'Étranger.  Lui qui était auprès de Dieu (Phil. 2), il est venu jusqu'à nous, il a vécu comme étranger parmi nous.  Et puis on retrouve la tradition de l'expatriation, de l'exil volontaire comme pratique ascétique et comme expression d'une recherche spirituelle, non seulement dans le Christianisme mais dans plusieurs grandes traditions spirituelles comme l'hindouisme, le bouddhisme et même l'islam.

 

            Le monachisme syriaque primitif avait été influencé par les traditions de l'Orient pré-chrétien.  Or on trouve cette tradition de la peregrinatio sous diverses formes dans les monachismes de l'Inde.  Le premier monachisme de l'Inde est le monachisme Hindou, qui apparaît près de deux mille ans avant le Christ, à la période des Védas, au moment où la religion hindoue, malgré son orientation contemplative fondamentale, se figeait graduellement dans une religion de culte et de lois.  Ce premier monachisme est une réaction contre ce caractère "installé" (dirait-on aujourd'hui) de la religion. 

 

            Selon la loi de Manu, un document fort célèbre de l'hindouisme, il y a trois grandes étapes dans la vie d'un homme:  au début il se retire au monastère, pour une période de formation;  puis il fonde un foyer et élève une famille;  lorsque ses enfants sont adultes, il se fait samnyasi, c'est-à-dire moine errant.  Voici ce qu'en dit la Loi de Manu:

 

Qu'il n'ait plus ni feu domestique, ni demeure, gardant le silence le plus absolu, vivant de racines et de fruits;  exempt de tout penchant aux plaisirs sensuels, chaste comme un novice, ayant pour lit la terre, ne consultant pas son goût pour une habitation et se logeant au pied des arbres.  Qu'il reçoive l'aumône nécessaire au soutien de son existence... et, pour unir son âme à l'Être Suprême, il doit étudier les différentes parties des Écritures... S'il a quelque maladie incurable, qu'il se dirige vers la région invincible du Nord-Est et marche d'un pas assuré jusqu'à la dissolution de son corps, aspirant à l'union divine e ne vivant plus que d'air et d'eau".

 

Il n'a plus de maison, de famille, de foyer (au sens physique du mot);  il va de village en village. Il pourra éventuellement se fixer un jour dans un lieu où l'on reçoit sa parole;  un petite communauté se créera autour de lui.  C'est  ainsi que naît normalement un Ashram. 

 

            [J'ouvre ici une petite parenthèse:  Lors d'une réunion monastique pan-asiatique à Bangalore, en Inde, en 1973, le Père Bède Griffith faisait d'une façon humoristique et légèrement caricaturale la comparaison entre la façon dont se fait une fondation monastique dans le monachisme hindou et dans le monachisme chrétien occidental.  En Occident, disait-il, lorsqu'on veut fonder un monastère, on commence par chercher de l'argent, puis on achète un terrain et l'on construit;  ensuite on cherche les moines pour venir vivre en ce lieu.  En Inde, un maître spirituel itinérant a tellement touché par sa parole le coeur de quelques auditeurs un jour qu'on lui demande de rester quelques jours avec eux.  On lui construit une cabane et quelques disciples viennent construire la leur autour de la sienne.  Ainsi naît un ashram – autour de l'enseignement spirituel d'un maître... et disparaîtra souvent au moment de sa mort. ]

 

            Il y eut des moines pèlerins dans le bouddhisme;  mais la tradition de la peregrinatio n'est vraiment pas caractéristique de la spiritualité bouddhiste.  Par ailleurs, il existe une autre grande religion en Orient, où la peregrinatio a une grande importance.  Il s'agit de la tradition Jain, à l'intérieur de laquelle le monachisme féminin s'est développé encore plus que le masculin.  Contrairement au monachisme bouddhiste (et on pourrait dire aussi contrairement au monachisme chrétien) les Jains ne se sont jamais laissés conquérir par le goût des grandes structures et du luxe.  Ils n'eurent jamais de monastères.  Et pourtant ils ont traversé les siècles et existent encore nombreux (surtout "nombreuses") jusqu'à aujourd'hui,  toujours en pèlerinage vers l'absolu.[3]

 

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Dans la poursuite de notre réflexion sur la Règle de saint Benoît, nous allons évidemment nous attacher à la tradition de vie cénobitique, vécue dans la stabilité d'un monastère.  Mais il était important de jeter un coup d'œil sur une tradition différente qui fut toujours présente dans le monachisme, ne fût-ce que pour nous rappeler que le cheminement spirituel constant est aussi une exigence de notre conversion monastique.

 

 

Armand VEILLEUX



[1] Antoine GUILLAUMONT, "Le dépaysemet comme forme d'ascèse dans le monachisme ancien" dans École pratique des Hautes Études, Ve section, Sciences religieuses, Annuaire 1968-69, 76, Paris 1968, 32.  Cet article a été reproduit dans  Aux origines du monachisme ancien. Pour une phénoménologie du monachisme, Bellefontaine 1979.

[2] L'ouvrage de J. Ryan, même s'il date de 1931, demeure un grand classique: Irish Monasticism, Dublin 1931.  Autre classique plus récent:  Nora K. Chadwick, The Age of the Saints in the Early Celtic Church, London 1961.

[3] L'ouvrage capital à leur sujet est N. Shântâ, La voie jaina. Histoire, spiritualié, vie des ascètes pèlerines de l'Inde. Édition O.E.I.L. Paris 1985.