Chapitre du 5 décembre 1999

Communauté de Scourmont

 

 

Érémitisme et Crise du cénobitisme?

 

(Réflexions dans le contexte d'un commentaire du chapitre 1 de la Règle de s. Benoît)

 

 

            Le grand historien du monachisme, dom Morin, traitant du renouveau de l'érémitisme au XIème siècle, parle de "crise du cénobitisme".

 

            Étant donné que la question de l'érémitisme est périodiquement reposée dans notre Ordre depuis une quarantaine d'années, on devrait peut-être se demander s'il n'y a pas à notre époque également une certaine crise du cénobitisme.

 

            Il faut tout d'abord remarquer qu'érémitisme et cénobitisme ont toujours existé tout au long de l'histoire du monachisme.  Il ne faudrait d'ailleurs pas confondre érémitisme et solitude, puisque certaines formes de vie cénobitique, comme celle de la tradition cistercienne en particulier, comportent une grande dose de solitude.  Mais autre est la solitude vécue en communauté, autre celle vécue dans un ermitage isolé.

 

            À vrai dire, tout au long de l'antiquité monastique, la vie érémitique a été conçue en quelque sorte comme un au-delà de la vie commune.  Dans les déserts de Basse Égypte, par exemple, où l'on ne menait certes pas une vie cénobitique intense comme chez les moines pachômiens, la vie était plutôt semi-anachorétique que proprement érémitique.  Et si l'on menait au désert des Cellules (Kellia) une vie beaucoup plus érémitique, on n'y arrivait pas avant d'avoir passé quelques années à Nitrie où l'on jouissait beaucoup plus du support des frères aussi bien que d'un père spirituel.

 

            Il en fut ainsi en Occident, où la tendance générale est, d'ailleurs, dès les débuts, beaucoup plus cénobitique.  Saint Benoît exprime bien la tradition qui l'a formé lorsqu'au début de sa Règle, qu'il écrit pour des moines vivant en communauté, il fait une brève allusion à la vie érémitique – une allusion qui exprime un grand respect pour ce genre de vie, mais aussi la conviction qu'il s'agit d'un au-delà du cénobitisme,  pour quelques personnes, et donc toujours d'une certaine façon en dépendance du cénobitisme. 

 

            Les historiens de la vie religieuse parlent d'un certain nombre de "ruptures" qui caractérisent le renouveau de la vie consacrée au XIème siècle.  L'une de ces ruptures s'exprime dans la formation de communautés de Chanoines Réguliers voulant retrouver dans le travail pastoral une vie conforme à l'image de la communauté primitive de Jérusalem;  une deuxième rupture consiste à rejeter les coutumes monastiques des siècles précédents pour retourner à la pureté de la Règle de saint Benoît (un mouvement qui commence avec Vallombreuse et fleurira un peu plus tard dans la fondation de Cîteaux); et une troisième rupture qui consiste dans l'apparition de l'érémitisme autonome, c'est-à-dire d'un état de vie érémitique où l'on entre directement sans passer par le coenobium.  Il s'agit, bien sûr, en tout premier lieu de la fondation de Camaldoli.  C'est ce qu'on appelle la "première vague" de l'érémitisme.

 

            Il y aura ensuite une "deuxième vague", vers la fin du même siècle, avec la consolidation comme "institutions" des communautés de Camaldoli et Fonte Avellana, puis d'autres fondations comme celles de la Chartreuse et de Grandmont.  Il y aura une "troisième vague", plus sauvage, un peu plus tard, à l'époque de l'apparition des "pauperes Christi" et des Croisades.

 

            Ce qui est important dans tout cela c'est que, au moins dans l'histoire monastique d'Occident, chaque fois qu'il y a un renouveau du monachisme, ce renouveau commence par une nouvelle expansion de l'érémitisme.  Cela est évident en particulier au début du XIème siècle; c'est pourquoi Dom Morin a parlé de "crise du cénobitisme".  Lorsque les communautés cénobitiques deviennent trop impliquées dans les relations sociales ou économiques, ou encore dans les ministères pastoraux, et que les moines sont trop pris du matin au soir, fût-ce par des activités proprement communautaires, si bien que le temps qu'ils peuvent consacrer à la prière et à la lectio se fait trop rare, et qu'un certain équilibre a été rompu, apparaît tout à coup un nouveau mouvement vers la solitude.  Des personnes venues probablement au monastère avec une authentique vocation cénobitique, et ne trouvant plus au sein de la communauté la solitude communautaire qu'ils avaient recherchée et d'abord trouvée, se tournent vers la vie érémitique.  Elles s'ajoutent, bien sûr, à un certain nombre de vocations authentiquement érémitiques.

 

            Cela doit nous faire réfléchir sur le "mouvement érémitique" qui s'est manifesté au sein de notre Ordre à partir des années '60.  On dit souvent qu'il y eut alors un certain engouement pour la vie érémitique, et que la plupart de ceux qui ont tenté de se faire ermites n'avaient pas de vraie vocation érémitique, qu'ils fuyaient les exigences de la vie communautaire en certains cas, etc.  Il y a sans doute en cela une part de vérité.  Mais ce n'est pas toute la vérité.  Il faudrait réfléchir sur le contexte plus large dans lequel ce mouvement se situe.

 

            Nos monastères cisterciens (au moins ceux de la Stricte Observance) vivaient surtout dans le passé de l'agriculture.  Or, l'industrialisation des sociétés occidentales a industrialisé et donc complexifié l'agriculture elle-même et rendu difficile pour une communauté dans la plupart des pays, de vivre de la culture de la terre. Plusieurs monastères ont mis sur pied de petites industries, pour gagner leur pain. Nos habitudes de travail on changé, exigeant toujours plus de contacts entre les moines aussi bien qu'avec l'extérieur.  -- La véritable solitude est une forme de communion;  elle était souvent devenue au cours des derniers siècles une absence de communion.  Avec Vatican II, Jean XXIII a lancé toute l'Église dans un effort de renouveau auquel nous avons été conviés, et nous avons répondu avec enthousiasme à cette convocation.  Ce renouveau exigeait une bonne dose de dialogue communautaire auquel il a fallu, dans la plupart des cas, nous initier.  -- La formation était souvent l'enfant pauvre dans un grand nombre de nos monastères, il y a un demi-siècle.  Nous avons fait de grands efforts pour l'améliorer.  – Enfin, une plus grande conscience de l'Ordre – un Ordre qui s'est très rapidement répandu en de nombreux pays aux quatre coins du monde -- a fait se multiplier un peu partout les conférences régionales, et autres types de réunions.

 

            Bref! Tout cela a modifié graduellement l'équilibre de notre vie.  Il n'est pas surprenant que, dans ce contexte, certaines personnes soucieuses d'une vie profondément contemplative – ou d'autres personnes simplement incapables de s'habituer au changement – se sont senti une vocation érémitique.  Dans certains cas il s'agissait d'une authentique vocation;  dans d'autre cas, d'une bouée de sauvetage, et parfois sans doute d'une fuite. 

 

            Mais ce phénomène est, somme toute limité, au moins numériquement.  Il y a autre chose, toutefois sur lequel il faudrait peut-être réfléchir beaucoup plus profondément dans nos communautés.  C'est que, pour obvier à cette activité plus grande (qui devient parfois de l'activisme) et à la dose plus grande de communications (répondant parfois à un besoin psychologique plus grand de contacts) nous avons graduellement modifié l'équilibre de notre vie communautaire. 

 

            Le fait que nous nous efforçons de rétablir constamment cet équilibre par des journées d'ermitage, des temps forts, des retraites plus fréquentes soit au monastère soit ailleurs – tout cela révèle qu'il y a dans nos communautés une authentique soif de vie intérieure et une volonté sincère de la maintenir.  Mais sommes-nous suffisamment conscients que l'équilibre traditionnel de notre vie cistercienne s'en trouve graduellement transformé?  Ne pourrait-on pas essayer un peu plus l'autre approche, qui consisterait à rétablir l'équilibre des divers éléments de notre vie au niveau de la vie de tous les jours?

 

            Un évêque, parlant de l'attitude des jeunes face à la pratique religieuse, me disait récemment qu'une difficulté actuelle pour la pastorale est que notre pratique chrétienne traditionnelle est fondée sur un rythme hebdomadaire alors que la pratique qui correspond aux jeunes est plutôt celle de temps forts (sans avoir nécessairement une périodicité déterminée).  Peut-être nous adaptons-nous trop facilement à cette mentalité de "temps forts".  Pourquoi tous nos temps ne seraient-ils pas forts?