Chapitre du 28 novembre 1999

 

 

Des différentes espèces de moines (RB 1)

 

            L'une des raisons du grand succès de la Règle de saint Benoît, est peut-être que celui-ci parle toujours de façon très claire et se situe de façon précise.  Ainsi,  dès le début de sa Règle, après le Prologue (que nous avons étudié il y a plusieurs semaines), il précise à quel genre de moines s'adresse sa Règle.  De son temps, en effet, comme à toutes les époques, il y avait plusieurs types de moines.  Le titre du premier chapitre de la Règle est donc: "Des différentes espèces de moine", et il en énumère quatre. 

 

En réalité Benoît reconnaît les deux grandes catégories qui ont toujours existé depuis les débuts du monachisme: les cénobites et les ermites.  À côté d'eux il regroupe tous les faux moines en deux catégories: les sarabaïtes et les gyrovagues.  Et il affirme d'emblée que ceux qu'il considère comme la race la plus forte (fortissimum genus) et pour qui il va rédiger sa Règle, sont les cénobites (du grec koinos bios – vie commune). 

 

            Il y a eu, à diverses époques, dans l'histoire du monachisme, certaines tensions entre cénobitisme et érémitisme.  Il suffit de lire la littérature monastique ancienne de Basse Égypte (de tendance érémitique ou semi-érémitique), d'une part, et la littérature pachômienne (de Haute Égypte), d'autre part, pour se rendre compte que les uns et les autres considèrent leur forme de vie comme la plus parfaite, ou la plus efficace.  On ne perçoit pas chez Benoît d'attitude polémique à l'égard des ermites.  C'est tout simplement qu'il est père d'une communauté de cénobites et que c'est pour eux qu'il écrit sa Règle.

 

            C'est à travers tous les 73 chapitres de la Règle que Benoît expliquera ce qu'est un cénobite.  Il en donne ici, dans le verset 2 de ce chapitre, une description lapidaire, qui montre bien où est pour lui l'essentiel.  Un cénobite c'est quelqu'un qui: a) appartient à un monastère, c'est-à-dire une communauté stable, et qui vit ("milite", dit Benoît) b) sous une règle et c) sous un abbé. 

 

Ce sont là les trois éléments essentiels.  Tout le reste peut être important, mais reste secondaire.  L'histoire nous montre qu'il y a plusieurs catégories de cénobites.  Au sein d'un monastère cénobite la vie pourra être structurée de façons fort diverses.  L'équilibre entre prière commune et prière privée pourra varier.  On pourra dormir en dortoir ou en cellules séparées.  On pourra faire sa lectio au cloître, en cellule ou en scriptorium.  On pourra travailler en commun ou dans des ateliers séparés.  Tout cela peut varier selon la grâce propre de chaque communauté et de chaque personne.  Ce qui fait l'élément fondamental d'une communauté c'est la koinonia (un mot tout à fait néo-testamentaire avant d'être pachômien...), c'est-à-dire la communion profonde entre les personnes d'un même monastère.

 

            Le deuxième élément mentionné par Benoît, c'est la "Règle".  Ceux qui viennent au monastère sont des personnes qui, comme l'a dit le Prologue, désirent le salut et désirent militer sous le Christ, le véritable roi.  Cela peut évidemment se faire dans le monde et dans divers états de vie.  Une communauté monastique est un groupe de personnes qui ont non seulement toutes perçu cet appel à se laisser  transformer à l'image du Christ, mais ont choisi de le faire selon une "Règle de Vie" commune librement choisie.  On verra, dans le chapitre sur l'admission des frères, comment Benoît insiste sur le fait que ce choix doit être tout à fait libre.  Personne n'est obligé de devenir moine.  Au candidat, on lit le texte entier de la Règle trois fois durant sa période de probation, lui demandant chaque fois de dire si c'est vraiment cela qu'il veut vivre.  Il doit alors promettre sa "stabilité" dans la communauté.  Quelqu'un peut bien participer à la vie de la communauté pour un certain temps.  Mais un cénobite est quelqu'un qui a choisi de vivre de façon stable selon cette règle de vie.  Benoît utilise l'expression "militer sous une règle", soulignant ainsi que, pour le moine, c'est sa façon concrète de "militer" sous l'autorité du Christ Roi.

 

            Le troisième élément est "(militer sous une règle) et un abbé".  Le rôle de l'abbé par rapport à la Règle et  à la communauté sera décrit dans le prochain chapitre.  Qu'il suffise pour le moment de faire remarquer que l'ordre dans lequel Benoît présente les divers éléments qui constituent la vie cénobitique est important: a) la communauté, b) la règle et c) l'abbé.  Chaque fois que, dans l'histoire du monachisme, on a interverti cet ordre, ou donné une importance démesurée à l'un ou l'autre des trois éléments par rapport aux autres, on a abouti à des déformations de la tradition, engendrant soit une attitude légaliste (influence démesurée donnée à la Règle), soit de l'autocratisme (rôle exagéré de l'abbé), soit une forme de démocratisme (autorité prépondérante du groupe sur les individus).

 

            Des ermites Benoît parle avec beaucoup de respect.  Il ne suffit pas de vivre seul pour être ermite.  Benoît lui-même, après avoir quitté Rome et avant de fonder Subiaco, a vécu seul de nombreuses années.  C'étaient des années de croissance spirituelle et humaine dans la solitude.  Il n'était pas "ermite" pour autant. Pour lui un véritable ermite est quelqu'un qui, après avoir été aguerri durant longtemps dans la vie commune, avec l'aide de ses frères de la règle et de l'abbé, passe à une étape ultérieure de son cheminement spirituel et continue la même vie seul, dans la solitude.

 

            On donne sans doute trop facilement de nos jours le nom de "vie érémitique" à toutes sortes de situations peut-être parfaitement légitimes et profitables, mais qui sont autre chose.  Il arrive que certains jeunes (ou moins jeunes) après une conversion subite, se retirent dans la solitude pour quelques années avant de se joindre à une communauté monastique.  Il arrive que des moines qui ont été durant de nombreuses années très actifs au sein de leur communauté sentent le besoin d'une vie solitaire durant quelques années.  Il y a aussi des personnes qui pour réaliser leur vocation de chercheur, d'artiste, d'écrivain, demandent à leur abbé la permission de vivre un peu (ou beaucoup) retiré des activités de la vie communautaire.  D'autres le font parfois pour leur propre bien et le bien de la communauté à cause de difficultés de caractère.  Ce sont autant de situations pastoralement légitimes et louables.  Elles ne constituent pas ce que Benoît appelle la vie "érémitique"... (Je reviendrai dans une autre conférence sur le mouvement érémitique dans notre Ordre à notre époque).

 

            Je ne m'arrêterai pas pour le moment sur ce que Benoît dit des deux catégories des sarabaïtes et des gyrovagues, où Benoît regroupe tous ceux qui ne vivent pas une vie monastique authentique.  Il faudrait se garder de faire entrer dans ces deux catégories les nombreuses formes de vie monastique distinctes de la tradition  bénédictine (en particulier le monachisme itinérant), qui existaient avant Benoît et de son temps et ont continué de se développer après lui.

 

 

Armand VEILLEUX